Lacan et les TCC (2)

C’est l’une des ruptures essentielles de Lacan avec Freud : ce premier affirme en effet la possible positivité du symptôme. Dès 1953, Lacan le définit comme une structure de langage (métaphore en fait) qui vient structurer le sujet. Chez lui le symptôme n’est a priori ni bénin ni malin, il caractérise un sujet. À partir de 1974, avec l’introduction du noeud borroméen, le symptôme est exprimé comme rapport, comme «ce qui ne va pas» dans son nouage, ou comme nouage (rond du Nom-du-Père), aux trois instances, de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Le symptôme est alors à la fois ce qui nous structure, nous «fait tenir», et à la fois ce qui exprime «ce qui ne va pas». Il faut attendre 1976 pour que Lacan affirme que le but de l’analyse, et au fond, de la vie, est de «savoir y faire avec son symptôme». À partir de cette date le symptôme constitue idéalement l’identité même du sujet, l’identification au symptôme constituant le marqueur de la fin de l’analyse.

Ainsi, comme chez lui la psychose n’est a priori ni bonne ni mauvaise (1), le symptôme n’est pas, a priori, source de souffrance. Il est de l’ordre de l’identité, et en ce sens il est inéliminable. Suivant, la psychanalyse lacanienne ne cesse de dénoncer les T.C.C. Au motif que sous les apparences de mieux être, elles renforcent au contraire le surmoi. Le patient, en apprenant du «sachant» à «gérer» son mal-être, apprend surtout à régler son comportement depuis le point de vue du thérapeute, qui incarne par transfert le surmoi. Ainsi le patient s’identifie-t-il au surmoi et fait violence au symptôme, dont il refoule, voire nie le sens. Le lacanisme (pour employer ici un lexique heideggerien, dont Lacan fut marqué) considère le symptôme comme la saillance, la contraction d’où sourd le dit authentique de l’être, d’où le dévoilement du sens est seul possible. Le symptôme est l’ouverture de la parole propre du «je» dans le temps réel, qui déchire la plénitude du corps imaginaire. Le symptôme est cette béance où se maintient le jeu du réel et du symbolique, béance ouverte dans l’imaginaire du corps, contre son unité fantasmée dans le temps de la science. Le symptôme ouvre, ou plutôt est l’ouverture faite au discours du sujet, en première personne. En niant ou repoussant à toutes forces le dire advenant du symptôme, en prétendant trouver refuge depuis le discours impersonnel du thérapeute «supposé savoir», en quittant autant que faire se peut sa position de personne pour rejoindre le point de vue sans point de vue de la neutralité scientifique, le patient rejette le «je» pour le «on», fuit la première pour la troisième personne (2).

C’est précisément cette difficulté qu’entrevoit Freud dans Malaise dans la civilisation, oeuvre tardive (1929), au travers de laquelle il interroge un paradoxe ouvert par la psychanalyse : l’homme à mesure qu’il se civilise multiplie les contraintes et donc réprime ses pulsions. Il échappe ainsi, dans le confort certes, à nombre de désagréments, à de nombreuses souffrances, dont au premier chef les risques de mort violente, mais au prix de la répression de ce qu’il y a de plus immanent, instinctif, primaire en lui. Il semble, pour Freud que, paradoxalement, l’homme qui croit pouvoir trouver une voie d’épanouissement dans la civilisation y trouve surtout, pour la stabilité et la pérennité de la collectivité, pour le «on», à rejeter, réprimer, effacer, sa spontanéité subjective, son identité immédiate inscrite dans la spontanéité pulsionnelle du «je». L’homme civilisé intériorise le surmoi, choisit la civilisation au détriment de l’amour, le mieux-être et la cohésion sociaux au plaisir égoïste. Or ce commandement social, «neutre» (le «on») qu’exige la civilisation, Freud affirme qu’il est précisément ce que les institutions culturelles appellent l’éthique (3).
Il faudra donc attendre Lacan, et sa séance du 18 novembre 1959 de son séminaire 7, soit trente ans, pour proposer un discours qui dépasse le sombre paradoxe soulevé par Freud. Qui trouve à ré-ouvrir entre-eux les champs de l’éthique et de l’économie des désirs.

Jean-Marie Vidament

(1) La bonne psychose étant même la structure de l’analyste, selon lui.
(2) Troisième personne qui, cela dit en passant, à la différence de la première, n’est jamais une personne.
(3) Voici, dans la toute fin de Malaise dans la civilisation, la vision sombre de l’éthique par une psychanalyse proche de son point de rupture : «Ce surmoi-de-la-culture a des exigences. Concernant les relations des hommes entre eux, cette exigence se manifeste sous la forme de l’éthique. L’éthique est une tentative thérapeutique, un effort pour atteindre un commandement du surmoi. Il s’agit d’écarter le plus grand obstacle de la culture, le penchant à l’agression. Mais l’éthique est trop exigeante, elle se soucie trop peu du moi : elle édicte un commandement sans se demander s’il est possible de l’observer. La directive « aime ton prochain comme toi-même » est impraticable. L’éthique dite naturelle n’a ici rien à offrir si ce n’est la satisfaction narcissique d’être en droit de se considérer comme meilleur que ne sont les autres. L’éthique qui s’étaye sur la religion fait intervenir ici ses promesses d’un au-delà. J’estime qu’aussi longtemps que la vertu ne trouvera pas sa récompense dès cette terre, l’éthique prêchera en vain.», S. Freud, Malaise dans la civilisation, chap. 8.

Laisser un commentaire