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Inventer le numéro zéro

On dit que ce sont les Arabes qui ont inventé le zéro.

Nous, on va se demander tout de suite ce qu’on peut bien vouloir dire par là. Inventer le zéro. Quel sens peut-il y avoir à dire du zéro qu’il est l’objet d’une invention. On connaît des inventeurs, on en a des images, les figurant dans un atelier bordélique, fichant des tuyaux dans des machines compliquées, dessinant des enchevêtrements de roues crantées ou sur la photo d’un journal recevant un prix à la Foire de Paris. Ces inventions auxquelles on pense sont des truquages de la nature élaborés par des cerveaux imaginatifs. Et la valeur de l’invention est généralement inversement proportionnelle à son évidence naturelle, à sa ressemblance avec les productions directes de la nature. On est généralement épaté quand l’invention procède de sophistications. Au XIXe, on restait baba devant le train, devant les aéroplanes et les premières machines électriques. On l’est plus encore, on salue chapeau bas les trucages simples, qui mettent en évidence, en les détournant pour notre jouissance, des lois des puissances naturelles. On applaudit les petits malins qui inventèrent le sablier, le cadran solaire ou le fil à couper le beurre.

Quant à inventer le zéro…

Deux aspects nous choquent dans cette expression. D’abord parce qu’il nous semble qu’on n’invente pas quelque chose qui existe par soi-même, quelque chose qu’on n’a pas produit, fabriqué, trituré, qu’on n’invente pas ce qui n’est pas le produit de la sueur et du calcul. On serait tenté de ranger l’inventeur du zéro aux côtés de l’inventeur de l’eau tiède, de juger que c’est un peu facile. Ensuite par la nature même de l’objet. Le zéro ne désignant rien, on ne serait pas long à dire que c’est là proprement n’avoir rien inventé. On s’insurge beaucoup aujourd’hui contre ces labos qui déposent des brevets sur des molécules ou des variétés de pommes de terre, ces productions directes de la nature, qu’ils s’approprient. Mais quel statut pour l’inventeur d’un terme qui désigne le néant ?

On sort de ces difficultés quand on s’aperçoit que le mot invention désigne moins une élaboration, une construction, qu’une découverte. Inventer c’est découvrir, lever le voile, mettre au jour ce qui existait déjà sans qu’on en ait eu pleinement conscience. Inventer c’est diriger le regard, faire voir. D’où le mot inventaire, activité qui mène vers un certain savoir de ce qu’on ne savait plus qu’on possédait pourtant. On parle d’ailleurs en archéologie de l’inventeur d’une grotte. L’inventeur lève le voile sur un patrimoine oublié. L’inventeur est un guide qui vous conduit par des voies qu’on n’emprunte pas, qu’on n’emprunte plus, et vous fait découvrir ou redécouvrir des merveilles, des trésors inconnus ou qu’on avait oublié qu’on avait. L’inventeur vous conduit ou reconduit aux sources, il vous fait recouvrer des bienfaits, des facultés naturelles ou des richesses culturelles oubliées. L’inventeur, essentiellement, est un lutteur qui lutte contre l’oubli, qui nous détourne du détournement. Qui nous fait voir ce qu’on ne savait pas voir, ou ne pouvait pas voir, ou n’osait pas voir. Ou plus radicalement qui nous fait voir ce qu’on ne voulait pas ou qu’on ne voulait plus voir. L’inventeur vous montre les choses autrement.

En inventant la pile électrique, Volta met en évidence des puissances cachées de la nature. Chaque inventeur nous présente en nous les rendant manifestes des propriétés pourtant toujours déjà là, à portée de main. Les inventeurs nous font la visite, ils explorent devant nous, nous précèdent et nous guident au sein de notre propre domaine, cette vaste propriété dont nous avons a priori la jouissance.

On peut ainsi sans rougir inventer des choses simples.

Inventer le zéro n’en demeure pas moins un acte spécial. C’est mettre le doigt, dans l’inventaire des choses du monde, sur ce qui n’en fait justement pas partie. C’est pousser le bouchon un cran au delà du devoir d’inventaire. C’est faire le pas de plus, celui qui nous précipite dans le vide. Inventer le zéro, c’est désigner un interstice, c’est nommer l’innommable, créer un mot de plus qu’il ne recèle de choses. Pour tout dire l’inventeur du zéro dût être assez couillu.

Qu’est-ce qui est zéro ?

Le zéro n’est pourtant pas tout à fait le vide, le rien, le néant. Le zéro est d’abord un objet mathématique, un ordinal qui entre comme le point de départ d’une série. C’est un objet pratique qui ouvre des possibilités de calculs. C’est un nombre que la banalité d’usage rend aujourd’hui à peu près semblable aux autres. Il aura malgré tout fallu qu’il passe plusieurs siècles entre son usage et sa compréhension. Il aura en fait fallu attendre la fin du XIXe siècle et Les fondements de l’arithmétique pour que Frege livre une théorie solide quant à l’ontologie du nombre. Un nombre est un objet logique, un concept entièrement produit par le langage de la logique. Ainsi zéro est la grandeur, la taille de l’ensemble des signifiés, c’est le cardinal des réponses, des objets visés, désignés par la proposition A ≡┐A. La proposition contradictoire. Zéro (0) est le cardinal des signifiés du signifiant contradictoire. Frege obtient son premier nombre. Il en a créé très exactement un (1). Ça tombe bien. De là, un (1) est le cardinal du cardinal des signifiés du signifiant contradictoire. Je vous laisse construire la suite.

Notez qu’un nombre n’est donc pas la propriété directe d’un objet, mais la propriété d’une propriété. Par exemple être trois (3) n’est pas la propriété d’un objet en particulier (quel sens pour un objet d’être « trois »?), mais la propriété qu’ont en commun tous les ensembles de trois objets. Un nombre est donc une double abstraction. On abstrait, on retire deux fois. Ainsi le zéro, qui ouvre la lignée, est une double abstraction à partir de rien. De ce rien que la contradiction désigne, obtenu à partir du tout dont on a précisément tout retiré. Et dont on retire quelque chose : le nombre zéro.

Le zéro n’est donc pas le trou, le rien, le néant lui-même, mais une de ses propriétés, une de ses qualités. Le zéro est une qualification de ce qui ne peut pas se dire. De ce qui, dans le langage, ne peut pas faire sens.

Comme la mort. Ou, peut-être, la jouissance pure.

Retenons bien : « zéro » ne désigne pas directement le non-sens, la contradiction, l’impossible, mais qualifie ce qu’ils désignent. C’est ce qu’ont en propre ce que certaines phrases viennent dire.

C’est une couleur.

On a dit que zéro était un nombre. Il convient maintenant de distinguer. Zéro peut qualifier une « taille », c’est un cardinal ; mais il désigne aussi (secondairement) un rang dans la série ordinale des produits cardinaux. En ce sens zéro est le premier de la série. Mais il y a encore un troisième usage du mot. En tant que numéro. Le numéro est le nom donné au rang dans la série ordinale (s’il suit un principe d’ordre significatif, sinon le numéro est dit nominal). Zéro est alors une sorte de nom. Un nom qui signifie quelque chose. C’est cette fois le nom propre qui vient qualifier directement un objet ordonné dans une série. Dire d’une star qu’elle est la numéro 1 des ventes, n’est pas seulement la désigner par l’une de ses qualités (sic), c’est aussi l’esseuler dans son nom, c’est aussi en faire un personnage unique, la désigner elle et elle seule, d’un nom qui vient se substituer à son nom. Cela devient un nom nu, par delà les qualificatifs, puisque d’une certaine manière elle ne devient comparable à aucune star puisque aucune n’est son égale.

Drôle de numéro que le numéro.

D’autant plus drôle de chose qu’un numéro zéro.

C’est un anti-nom.

Dans une série britannique des années soixante devenue culte, Le prisonnier, un homme se réveille un matin coincé sur une île, au milieu d’un village coloré aux effluves de paradis synthétique. Le plus insupportable pour notre prisonnier est de s’entendre appelé par un numéro (en l’occurrence le numéro six). Il se révolte et ne cesse de crier « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! ». Ce nouveau nom de baptême vient barrer l’autre et l’histoire que ce premier nom disait. C’est que notre héros dans sa vie d’avant s’était « fait un nom », un nom tissé dans la langue. Et en dialogue historique avec elle. Bien sûr, n’importe quel sujet social se voit attribuer des numéros (immatriculation, téléphone, dossard sportif etc.) mais ils ne concernent que des champs restreints et rarement la personne en tant que telle. Même le numéro de sécurité social n’enveloppe la personne, ne l’encapsule qu’en tant que sujet social. Le propre d’une personne est précisément de n’être « personne d’autre », ce que le numéro de sécu, à sa manière, réalise. Mais il le réalise abstraitement : il dit et désigne très objectivement le quantième bébé né dans tel lieu, tel mois de telle année de tel sexe. (Remarquons en passant que la localisation spacio-temporelle de la naissance est suffisante pour discriminer tous les citoyens : le sexe est en sus). Ce numéro vient donc dire qu’une place est faite, une place libre, une sorte de vide créé et identifié socialement, une place faite au nouveau venu, qu’il devra venir remplir de ses marques propres, de ses signes et de sa signature, qu’il lui est laissé libre d’occuper par une existence effective, comme nom signifiant quelque chose. C’est donc assez proche de ce qu’on appelle un numéro numéral, le pendant social de ce que le prénom de baptême vient inaugurer. On comprend dès lors la révolte du Prisonnier, elle vise cette réduction de sa personne à un nom de rang, vraisemblablement ordonné hiérarchiquement. D’où sa quête obsessionnelle : « Qui est le numéro un ? » il veut savoir, il veut opérer cette remontée ombilicale à l’origine (la mère). Et ne reçoit en retour, remarquons-le, qu’une réponse de celui qui ne peut dire plus que : « je suis le numéro deux » (le père). Et lui barre la route. Si nous faisons bien nos calculs, le Prisonnier est donc le quatrième de la fratrie dans cette famille numérale. Fratrie chez qui il cherche désespérément des alliances. Mais il comprend peu à peu que les frères se perdent dans les plaisirs des divertissements colorés et bruyants offerts par les obscurs régnants de l’île. Il devra en sortir seul. Et lutter contre ce qui deviendra désormais son seul véritable ennemi, une masse molle informe, blanchâtre et râlante, émergeant de la mer pour le remporter. Une sécrétion ? Le sperme de l’île ? Jouissante et conservatrice ? Là-dedans notre Prisonnier se débat, il fait son petit numéro de numéro six.

À y regarder d’un peu près il existe dans le cinéma (et d’abord en littérature), un autre numéro qui n’en finit pas de faire son numéro. En fait le numéro de rang suivant.

James bond lui se bat contre une organisation secrète appelée Le Spectre. Il est lui-même un agent dit secret, dont la discrétion est toute relative, puisqu’il se nomme à qui veut dès qu’il débarque dans un comptoir exotique. «Bond, my name is Bond.» Le rappel insistant, presque maniaque de son nom dit assez sa peur d’être lui aussi réduit à n’être plus qu’un numéro, le numéro sept (le double zéro qui le précède est un nom de code, qui indique le permis de tuer. Nous y reviendrons…). Lui aussi entend être un homme libre et entend bien le rester. Il en est une figure fantasmatique : argent, voitures puissantes, célibat heureux, détenteur des grands secrets des grands de ce monde ; monde dont il est le récurrent gardien du destin. Bond tient donc fort à son nom, qui le relie au monde civil, en maintient le lien. D’ailleurs lien en anglais se dit bond.

Bond, donc, se bat contre Le Spectre. Il se bat au nom de sa Majesté, autant qu’au nom d’un matérialisme clinquant à l’occidentale, fait d’alcools sucrés et de corps de femmes. Un monde de surfaces, opaques et réfléchies, où les lumières n’entrent ni n’émanent. Très précisément un monde de zombies, corps individualisés sans âmes. Contre les spectres hantant des steppes illimitées de l’est, esprits errants sans corps, ou aux corps mal définis, ouverts, mal contenants. Le rideau de fer polarisant, entre paranoïa et schizophrénie. Lutte à mort contre les spectres de Marx1.

Le numéro en est ici le symptôme, où se joue le travail du rapport entre le sujet et l’institution. Aussi entre l’individu et la personne. Le débat politique, qui traverse tout le XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, met en jeu le statut du sujet au sein de l’organisation sociale, avec comme risque sa réduction à n’être plus qu’un numéro, où risque de verser un communisme étatique envahissant, dans un enfer administratif kafkaien. Où risque aussi de verser l’atomisation individualiste occidentale, où chacun est à la mesure de tous, où tout se mesure, se chiffre, se compare et s’ordonne en rangs ordinaux. Cette passion des chiffres, que le dollar roi, maître étalon, vient sceller en principe d’ordonnance et de raison suffisante, se passe du concept même de sujet, qu’elle enferme et muselle dans une boite noire. L’individu est fait de surfaces qui fondent sa profondeur. Le chiffrage des comportements suffit. Bond d’ailleurs ne s’y trompe pas dans ses peurs. Car il a aussi un ennemi occidental, qu’on surnomme précisément Le Chiffre. The show must go on, la société occidentale est spectaculaire, entièrement donnée à voir, où chacun est appelé à faire son numéro.

Bond se débat avec le sien, précédé d’un double zéro, le permis de tuer.

Nous avons rappelé plus haut que le zéro est un nombre, qui fonde la génération des autres. Il appartient donc à la série des nombres. Il n’est pas hors de la série. Un numéro zéro n’est pas un hors-série. Il est le signifié de la matrice de la série et lui appartient. Seulement il est le nombre de ce qui est appelé par la contradiction. Par ce qui ne peut faire sens, qui se dédouble entre la jouissance matricielle originaire et la jouissance de la mort. Ce dédoublement du zéro est encodé dans le numéro qui vient renommer secrètement James Bond. Il est la puissance libérée du mâle abstraitement libre, un permis de jouir, le permis de donner la vie et le permis de donner la mort, donc le permis de tuer. Notons que le permis de donner la vie, la puissance créatrice, la fertilité de Bond est tue. Gageons qu’il s’en protège.

La capote est anglaise.

Ce qu’on doit à l’arabe c’est d’avoir mis le mot sur la non-chose. Ou sur la Chose, la chose innommable. C’est à dire sur le non-objet. Sur la chose au-delà de l’objet. Le mot sans l’icône, sans sa représentation, l’écriture qui se prend pour elle-même et poétise sur le vide. Ce qu’on doit à l’arabe, c’est d’avoir inventé le zéro qui comprend la mort dans la série de la vie et assume pleinement et complètement la finitude, une langue qui s’ouvre sur mille et une façons d’inventer des histoires pour mille et une nuits.

Car inventer a-t-on dit c’est fuir la fuite de la mort. Ce que fait Shéhérazade en inventant chaque soir une histoire nouvelle pour endormir son auditeur angoissé. Elle invente pour ne pas mourir. Il écoute pour ne pas mourir d’ennui.

Il y a du zéro.

Mais tant qu’on l’invente, tant qu’on le rappelle à son souvenir, tant qu’on invente contre l’oubli du zéro de la mort, on n’est pas un numéro. On est un homme libre.

Le vieux en institution est démuni et sans usage. Il ne sert à rien.

De quoi peut-il se servir, qui soit une mort inventée, qui ne le réduise pas à n’être qu’un numéro pour l’institution, un numéro zéro pour lui-même ? Un déchet de la langue, qu’on fuit, qu’on oublie très exactement, aussi exactement que l’avenir n’est plus inventé et nous laisse en présence du pur présent, imprésentable, de cette sorte de pur présent qui n’est pas un cadeau, le pur présent de ce qui se tourne asymptotiquement vers le zéro, qui est déjà le zéro, l’autre zéro, le méchant zéro côté face à la mort, pas le bon numéro qu’on invente, le récit de vie qui arrive pile dans un jaillissement créatif heureux, le bonheur. Ce que Proust dans Le Temps retrouvé appelle l’adoration perpétuelle, dans le roman l’invention du temps perdu, resurgi par le récit, par les mille et une histoires, la mémoire involontaire retrouvée, re-présentée, de la même texture temporelle que le présent et l’avenir : l’éternité.

Le double zéro est un permis de tuer, un zéro à double tranchant, le permis de tuer le temps en inventant des histoires, oublier d’un bon oubli, l’oubli sérieux du jeu de la vie qu’on invente.

C’est vivre ou laisser mourir2.

Jean-Marie Vidament,

Philosophe, Directeur de Ethical Formation

1CF Spectres de Marx, Jaques Derrida, Paris, Galilée, 1993.

2Cf Vivre et laisser mourir (Live and let die), Ian Flemming, 1954. Plon, 1964 pour la traduction. Ian Flemming est le créateur de la série des James Bond.

Perversion et amour, la question du mal dans l’histoire

Journée d’étude du CRAVS (Centre de Ressource sur les Auteurs de Violences Sexuelles)
Vendredi 13 mars, Hôtel Océania à Brest,
Intervention
donnée par M. Jean-Marie Vidament

Perversion et amour, la question du mal dans l’histoire

Remarquons tout d’abord ceci à propos des deux concepts de l’amour et de la perversion : l’amour est sans doute dans notre culture et dans notre tradition religieuse une valeur très positive, voire indépassable. La valeur des valeurs. C’est la valeur des poètes, la définition même du Christ, l’idéal de tous. L’amour est très largement aujourd’hui considéré comme le Bien suprême.
Au contraire la perversion apparaît traditionnellement comme l’autre nom du Mal et du Malin. Une manière de nommer le mal moral. Satan n’est-il pas aussi nommé le Tentateur, le Rusé, celui qui perturbe, détourne et pervertit les âmes ?
Ainsi la perversion peut apparaître comme la face négative de l’amour, être à l’amour ce que le Mal est au Bien.
La perversion peut être comprise comme une version dégradée de l’amour, un mode raté, voire un détournement de l’amour.
Comme de l’amour, mais de l’amour qui fait mal, de l’amour vache. Et pas seulement dans le cas du sadisme.
Du mal au cœur de l’amour.
La perversion plus que les autres structures (névrose, psychose), semble liée à l’amour, mais à une forme ratée, tordue, détournée.
Par une sorte de renversement, il semble que chez le pervers l’amour devienne un moyen pour la réalisation sexuelle, tandis que la norme voudrait que la sexualité ne fut que le moyen, moyen par excellence certes, mais enfin le moyen de réaliser l’amour, de « faire » l’amour. Lui donner consistance, lui procurer un lieu, lui donner une forme, une réalité.
Renversement des moyens et des fins ou l’inversion comme forme ultime de la perversion ; d’ailleurs « l’inverti » n’est-il pas pointé comme le premier des pervertis, disons des pervers ?
L’homosexualité n’a-t-elle pas longtemps été, et n’est-elle pas encore souvent, considérée comme une pratique « contre-nature » ? Et n’est-ce pas le propre de tout ce qui est « contre-nature », de tout ce qui détourne un objet de sa fonction naturelle, que d’être perverse ?
Pervertir n’est-ce pas détourner une chose de sa fin, pour satisfaire la fin de qui la détourne ?
Il semble que le pervers, au lieu de sublimer la sexualité au nom de l’amour, sublime l’amour au nom de la sexualité.

Si la perversion est un mode d’existence (une structure existentiale), elle ne peut être moralement marquée.

Il semblerait donc que la perversion soit le mal de l’amour, l’amour qui fait mal. De l’amour mal fait, mal fagoté. Que la perversion soit dans l’amour une expression du mal, au mieux avec un petit, au pire avec un grand « M », comme dans l’expression « le Bien et le Mal ». La mauvaise voie. La mauvaise pratique. Que la perversion soit à l’amour ce que le mal est à la pratique en général. C’est-à-dire une catégorie de la morale.
Voilà que nous rencontrons les catégories de la philosophie pratique : le mal, et plus complètement le couple Bien / Mal sont des catégories de la philosophie morale, voire, ne chipotons pas, de l’éthique.
Ici le philosophe s’inquiète : peut-on faire une réponse structurale à une question catégorielle ? Peut-on aligner une structure existentiale et une catégorie morale, même de la morale entendue avec un tout petit « m » ? Le philosophe, instinctivement, se méfie de tels mouvements de la pensée. Ce même mouvement qui répond que tout le mal de la société vient d’une catégorie sociale, d’une communauté culturelle ou cultuelle, d’une nationalité, bref, d’une manière déterminée et surtout pré-déterminée d’exister. Parce que tout le problème est là : s’il est déjà particulièrement délicat d’imputer une catégorie morale à un déterminisme social, comment alors pourrions-nous l’imputer à un déterminisme existentiel ? Parce que la morale, l’éthique, la philosophie pratique en générale suppose que nous soyons libre. Et lorsque nous parlons ici de supposition, il ne s’agit pas de parti pris, de vœu pieu ou d’espérance, mais de condition sine qua non, de préalable logique, d’un postulat sans lequel toute interrogation morale sur l’action est dénuée de sens. On ne se demande pas si l’action d’un animal ou d’une pierre relève du Bien ou du Mal, ou s’ils ont succombé à une tentation : on ne se le demande pas parce qu’on ne leur suppose ni intention ni capacité de choisir, ils suivent strictement les déterminations de leur condition d’animal ou de pierre.

Le pervers est capable d’amour vrai.

Nous tenterons donc ici d’échapper à toute position qui supposerait ou aboutirait à un déterminisme moral, à considérer qu’il existât une pré-disposition1 au mal, à laquelle le sujet ne pourrait échapper par nature. Cette démarche nous est immédiatement inspirée par l’observation d’un principe d’universalité quant à la condition humaine. Il n’y a pas a priori de bons ou de mauvais humains. Nous postulons que les catégories morales du bien ou du mal doivent rester indépendantes des autres catégories de l’existence, mêmes structurales.

Si la perversion est un mode d’existence (une structure existentiale), elle ne peut être moralement marquée. La perversion n’est pas (en soi) un vice.

Ainsi de deux choses l’une : ou bien nous considérons la perversion comme une forme, une manière d’exister, bref une structure existentiale, et nous défendrons alors l’idée quelle est «neutre» quant à la morale. Ou bien nous la considérons comme une disposition acquise, une forme dénaturée de la condition humaine, le résultat malin d’une série d’actions mauvaises, où le sujet a librement choisi et librement répété le choix du mal dans l’action, c’est-à-dire qu’il s’est forgé un vice, et alors oui, il faudrait considérer la perversion dans un rapport direct au mal. Cette thèse trouve d’ailleurs son appui dans l’Histoire : longtemps on a identifié la perversion au mal moral. Notamment et précisément dans les affaires de l’amour et du sexe. Le pervers est un vicieux, qui détourne les enfants, s’adonne à la sodomie, tourmente et torture. Dans les sociétés traditionnelles le pervers est celui qui détourne les hommes de la religion, transgresse les interdits et trouble l’ordre moral. La perversion n’est pas essentiellement distincte du Mal. Et dans nos sociétés occidentales traditionnellement organisées par le Christianisme, religion du Dieu fait Amour, la perversion est un dévoiement du message d’amour, et le Mal est essentiellement une perversion de l’amour. Si l’amour est la voie des Justes, s’il conduit et active dans son souffle la triade axiologique orthodoxe du Vrai, du Beau et du Bien2, la perversion, détrône et contrefaçon de l’amour, mène lui, donc, au Faux, au Laid et au Mal.
C’est ici que nous défendrons une position différemment articulée entre la perversion, l’amour, le mal et l’Histoire.

La perversion est le mode d’entrée dans l’Histoire (et dans toutes les histoires, jusqu’aux histoires d’amour).

On trouve chez Rousseau une thèse qui semble venir conforter cette idée que la perversion est ce mouvement malin qui arrache et détourne l’homme de sa condition première, naturellement bonne, pour le plonger dans les eaux troubles du bain social, où il se salit et déchoit. Le Discours sur l’inégalité3 s’ouvre sur une expérience de pensée, celle d’un homme selon nature, et naturellement bon, que l’entrée en société viendrait corrompre. S’il ne le dit pas expressément, c’est bien la perversion qu’il vise ici (il y parle des «manœuvres obscures du vice»). Perversion qui conduit d’une première nature, bonne, à une nature seconde, dégradée, dévoyée, ce qu’on appelle encore la culture. Dans son exposé Rousseau nous présente la vie socio-culturelle comme une condition dénaturée, la culture comme un dévoiement des fins naturelles. Où les relations entre les hommes sont essentiellement fondées sur l’amour : « (…) l’amour des citoyens plutôt que celui de la terre», (p.5). L’amour, cité 28 fois dans ce petit texte de 60 pages. Il nomme d’ailleurs le faux-amour, le contre-amour, qui renverse le sens de l’amour pour le prochain, centrifuge, de l’amour altruiste, et qu’il nomme l’amour-propre, centripète, centré sur soi, motivé par l’instinct de conservation et la peur de l’autre. Et ordonné par la raison et le calcul (cf p.11). L’amour-propre est donc une perversion de l’amour, suivant une «inversion maligne», expression qu’on emprunte à Michel Tournier, dans Le Roi des Aulnes (1984). Nous renvoyons à ses analyses remarquables des rapports du Christ à la Croix.
Remarquons encore que la fiction de l’état de nature dépeint un temps logiquement antérieur au monde social historique, cruel et corrompu (perverti). Il décrit un temps d’avant le temps historique, un état précédant l’Histoire. Ainsi Rousseau considère-t-il le passage de la nature à la culture et l’entrée dans le monde historique comme un dévoiement, une corruption, une chute, une perversion mauvaise de l’amour qui rapproche naturellement les hommes.
Nous retrouvons une analyse assez proche dans un texte tardif de Freud, Le malaise dans la culture4. Texte sombre dans lequel Freud constate avec désarroi combien au fil de l’histoire les hommes, en régulant leurs rapports sociaux, en se cultivant, intériorisent la violence des pulsions qui s’exerçaient librement dans l’état de nature. Certes Freud ne soutient pas, comme Rousseau, que l’état de nature était souverainement idéal, ce qui les unit est l’idée que quelque chose s’est perdu, la toute puissance d’une jouissance sans brides. Quand le destin social a pris le pas sur le destin de l’individu. Bien plus, Freud en inverse la conclusion : c’est au nom de l’amour du prochain, c’est parce que l’individu reconnait en l’autre son semblable en condition qu’il réprime ses pulsions hétéro-agressives et accepte de les travailler dans l’économie de conflits internes. Freud voit dans le passage de la nature à la culture, de l’état de nature au monde historique, un progrès. Progrès moral, éthique, qui ne va pas sans le sacrifice de jouissances immédiates.

Complétons ces deux exemples par un troisième qui en radicalise la position.
Où trouve-t-on dans notre culture judéo-chrétienne la mise en jeu la plus fondatrice et déterminante de la perversion et de l’amour ?
La tradition laisse supposer qu’Adam et Eve furent heureux dans le jardin d’Eden jusqu’au jour où ils succombèrent à la tentation et mangèrent le fruit défendu. C’est ce qu’on suppose.
Analysons.
«Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs». Ainsi commence le troisième chapitre de la Genèse. Dieu crée et laisse aller librement l’homme et la femme dans le jardin, il les laisse nommer librement les animaux et les plantes qui la composent, il ne pose qu’un interdit, qui concerne l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Toute la ruse du serpent consiste à affirmer que la transgression de l’interdit ne conduit pas à la mort, et à expliquer pourquoi : le serpent entre dans la psychologie de Dieu :
«Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.»
Le serpent ne nie pas la loi, seulement il en limite la portée, en désamorce le pouvoir signifiant. La parole de Dieu devient alors toute relative, au fond ce ne sont que des mots, dont il juge des causes plutôt que des effets. Le pervers s’intéresse à la psychologie de son interlocuteur, il ne cesse de l’interroger : d’où sa cote auprès des hystériques.
Remarquons encore que le serpent n’est pas véritablement le tentateur ; il se contente de libérer l’énergie du désir, en réalité les forces libidinales, de la gangue d’interdits qui en déterminait le pouvoir contenant. L’objet du désir lui reste extérieur. Ici une pomme.
Le succès du pervers tient à ça : il conduit son interlocuteur au plus près de ses pulsions en déchargeant les mots de leur charge signifiante. Il dit, comme le serpent hypnotique du Livre de la jungle : «Aie confiance».
Disons les choses comme elles sont, avant leur rencontre avec le serpent nos deux tourtereaux étaient un peu niais5, sans doute batifolaient-ils sottement dans le jardin, mais tant qu’ils ne s’étaient pas affranchis du dictat paternel leur amour ne devait pas dépasser la bleuette et la réalité effective de leurs ébats n’aurait certainement pas appelé le carré blanc. Ou alors aurait-elle la couleur d’un documentaire animalier. Postulons ici avec Aristote6 qu’hors de la cité et son commerce les hommes font les anges ou les bêtes, pour reprendre aussi un adage bien connu. Les paroles du serpent leur ouvrent donc soudain les yeux et la première chose qu’ils connaissent est leur nudité7. Ils ont honte, ils se cachent, c’est-à-dire qu’ils cachent leur désir, c’est le début de la ruse et du jeu de la vie sociale (la cité). C’est la sortie de l’état de nature. L’ancêtre du string et du slip kangourou devient le premier de la longue série des objets culturels, une médiation, un médium qui met à distance de l’immédiateté de la pulsion. Un objet qui s’interpose et d’abord s’oppose aux emboitements naturels.
Le rôle du serpent dans la Bible est donc ambigu : bien sûr, on peut le voir comme l’introducteur du Mal dans l’Homme (sic), comme la cause et le responsable de sa chute. Mais il est assurément aussi celui qui le livre à sa condition. En relativisant la portée de l’interdit divin (« (…) vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez») le serpent ouvre des possibles. Grammaticalement, en répondant : «Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal» il se saisit du Verbe sur un nouveau mode, le conditionnel. C’est à dire qu’il ré-interprète l’impératif divin, qu’il en déporte le contenu et par là en désamorce le sens immédiat. Le serpent se saisit du contenu comme l’objet d’une attitude : Dieu dit que X parce que Dieu sait que… Le serpent explique, il se livre à une explication de texte. Logiquement, il s’emploie à un raisonnement hypothético-déductif. «Le jour où…» est une hypothèse, un possible, dont il étudie les conséquences. Conséquences qui lui permettent d’interpréter la menace de Dieu comme une crainte : la crainte qu’éprouve Dieu face à la possibilité que l’homme devienne son égal. Notons au passage que le serpent prête à Dieu une psychologie humaine, il ramène Dieu au niveau des hommes, tout en affirmant que Dieu craint que les hommes ne se rapprochent de la condition divine. En plaçant l’interdit en portée d’un verbe d’attitude, le serpent passe de l’impératif au conditionnel, il place son discours du côté de l’objectivité, dans l’espace logique de l’infinité des mondes possibles. Depuis un point de vue sans point de vue. La mécanique de la tentation est là : avec lui tout devient possible. Il prétend pouvoir donner un avant-goût des possibles qu’il ouvre, faisant volontairement oublier la différence des modes (Conditionnel/indicatif/impératif). Ce que nie le serpent, essentiellement, c’est, non pas la loi (l’interdit divin), il sait même très bien «faire avec», mais le caractère normatif de ce qui est le cas, de «ce qui se fait», et «ce qui ne se fait pas». Niant la norme, dévitalisant le caractère impératif de la loi, le serpent présente sur le même plan tous les possibles, qu’il fait miroiter et ouvre à la tentation. Le serpent séduit alors parce qu’il place ainsi son interlocuteur à la même et confortable et surtout flatteuse place du dieu de Leibniz, contemplant librement l’ensemble des mondes possibles. Faisant essentiellement oublier au passage que ledit interlocuteur, créature finie et pécheresse, ne saura pas nécessairement y choisir le meilleur. Disons même plus : c’est à cette occasion que l’homme (et d’abord Eve, puis Adam) chutent et découvrent dans leur chute leur vraie nature faillible. Le serpent, et donc le pervers, ouvrent à la possibilité du mal, et de fait, entrainent à la réalité du mal. Tout en n’en étant pas à proprement parler cause véritable. Puisqu’en dernier lieu, et de manière décisive, c’est bien leur interlocuteur qui choisit «librement» le mal. D’où le fort sentiment de culpabilité des victimes de pervers. Ce que révèle le serpent c’est, dans toute vraie expérience, le passage inévitable par la faute, qui est, constitutivement, notre immédiat usage de la liberté. La difficulté des institutions, et plus essentiellement des hommes et femmes qui ont pour mission et devoir de venir en aide aux victimes (juges, psys, éducateurs, assistants sociaux, médecins, mais aussi famille, amis…) c’est, après qu’ils ont traversé les douloureuses épreuves de la honte et de la culpabilité, de les aider, encore, à entrer autant qu’ils le peuvent dans la difficile épreuve de la responsabilisation. Nous croyons que toute défection du lien pathologique à l’amour pervers est à ce prix. Responsable, cela veut dire répondre, répondre encore et pour la deuxième fois de ce qui s’est passé, mais répondre autrement. Car le pervers, rappelons-le, laisse toujours son interlocuteur (sa victime), au moment décisif, en position de sujet. De sujet délibérant. Instant cruel et inoubliable pour la victime.
Par delà la perversion pathologique que nous ne songeons nullement à nier, ni à minimiser, nous avons avancé une position que nous allons devoir défendre, et en préciser les modalités : il existe une bonne perversion.
Nous postulons, nous l’avons dit, qu’aucun concept ne recouvre une réalité uniformément mauvaise. Pour le dire de manière plus formelle, l’association de deux concepts, quels qu’ils soient, fait sens et signifie quelque chose : ainsi, a priori, pour Bonne-Perversion.
Nous voici donc engagés, allons jusqu’au bout de notre engagement.
Que faut-il pour préparer tout individu à entrer positivement dans l’espace social et à y accueillir sans souffrance la relation à la perversion ? Et précisément à savoir «faire avec» le pervers, le pervers pathologique ? Nous avons avancé que le pervers nie la norme, nie l’évidence des faits, de « ce qui se fait », et déjoue l’impératif de la loi8, pour la rejouer, pour la remettre en jeu, et donc la remettre en cause en tant que loi. Que le pervers ramène le sujet au moment décisif du choix face aux possibles, à tous les possibles, dont le normal et l’interdit, qu’il soumet «librement» à la tentation. À quelles conditions le sujet peut-il apprendre à bien choisir, c’est-à-dire à choisir ce qui ne lui fera pas «terriblement mal» ?
Il nous semble qu’il lui faille, de manière propédeutique, du jeu. Qu’il lui faille apprendre par le jeu les futurs jeux de l’amour.
En effet, qu’est-ce qu’un jeu, un jeu au sens classique du terme, sinon cet espace où l’on prend plaisir à tester des possibles, à faire des choix, à «tenter», et finalement à mieux se connaître à travers ses propres réactions face aux possibles qu’ouvre tout jeu ? Car dans le jeu plus rien n’est «normal» ou «imposé» (ni normes, ni lois), mais soumis à des règles. On joue dans les règles.
Et comme tout humain est limité dans le calcul des conséquences de ses choix (pensons au jeu d’échec), il commence toujours par rater. Le néophyte perd toujours d’abord face au joueur aguerri. Mais il peut rejouer. Il peut analyser la partie et rejouer, la même ou une autre partie. Jusqu’à devenir l’égal et finalement puisse prendre le meilleur sur son adversaire. L’entraînement au jeu est le bon entraînement face au mauvais entraînement, conduit au fond par la libido. Libido qui entraîne toujours vers la satisfaction la plus immédiate, et que pourra toujours prévoir et anticiper l’adversaire mieux préparé. Et qui donc saura atteindre lui sa propre satisfaction, son objectif, le but qu’il s’était fixé (pensons au foot9).
L’histoire ne dit pas expressément à quel jeu jouait le serpent, ni les objectifs qu’il poursuivait. N’oublions pas que celui-ci était d’abord rangé parmi les animaux de l’Eden, même si celui-ci était «le plus rusé de tous les animaux des champs», qu’il était doué de parole et se tenait sur ses jambes. Avouons que c’était là un animal qui ressemblait fort aux hommes. Le serpent leur était donc soumis, soumis premièrement à la loi des hommes10. Et si la chute les précipitent dans la poussière, elle les y précipitent tous les trois dans une commune condition et des rapports structurés11.
Revenons au jeu. Le jeu prépare à ne pas rater, à ne pas chuter. Pensons, aujourd’hui, aux simulateurs de vols, qui permettent de « tenter » des manœuvres sans danger, sans le risque traumatisant de la chute. Le jeu, et le cadre rassurant qu’il offre, permettent de « goûter » aux différents possibles et à leurs conséquences. Il est le lieu habituel des apprentissages. On le retrouve à toutes les époques de la vie : le jouet de l’enfant, le sport du pré-adolescent, les jeux de l’amour de l’adolescent, le jeu économico-social de l’adulte… tous jeux qui préparent le jeu essentiel où s’engage en acte l’existence.
C’est pourquoi le pervers est généralement doué pour le jeu de la vie social. Et si on ne le retrouve pas en analyse, c’est parce que la psychanalyse est aussi un espace de jeu, de jeu de langage, mais un espace où se joue le jeu essentiel, que le pervers ne veut pas affronter parce qu’il ne peut pas « gagner », parce que le psychanalyste a déjà beaucoup plus joué que lui. Et sait déjouer et ne pas se laisser entraîner dans et par le jeu. Il sait ne plus se laisser tenter par les effets du langage et les jouissances immédiates qu’il offre. Face au rusé renard il a été assez corbeau : c’est tout le problème de la victime, d’écouter trop sans avoir assez joué pour savoir que le pervers dépend justement de lui, qui l’écoute.
Le rapport du jeu à la perversion est un rapport essentiel. Le pervers invite son interlocuteur à entrer « dans son jeu ». c’est son rapport au langage, comme jeu de langage, où tout y apparaît comme également possible, comme d’égale valeur ; d’où le sentiment qu’il dégage, d’indifférence et d’objectivité. Le pervers se fait objet du désir de l’autre. Il s’offre. Du moins n’est-ce là, pour le pervers pathologique, qu’une apparence : en réalité il « cache son jeu ». Il tait son désir, il le dissimule, mais il ne s’efface pas, à proprement parler, comme sujet désirant. Il dribble, esquive, pour mieux atteindre son but (la satisfaction de la pulsion).
Avançons notre thèse : la perversion est déterminée par un certain rapport au langage, à un certain mode, celui du possible12, langage qui peut « tout dire », où l’on associe librement les mots les uns aux autres, sans norme ni interdits. Langage « libre », et donc parole libre, libérée des normes sociales ou des interdits moraux. Soumis seulement aux règles de la grammaire, qui en structure les possibilités de sens. La définition que nous proposons de la perversion la place donc en amont des caractérisations, bonne ou mauvaise, pathologique ou non. Elle vise aussi bien, selon des critères que nous allons proposer immédiatement, la perversion maladive, tout jeu (au sens ordinaire) et enfin ce que nous appelons les jeux essentiels, au sens où ils engagent positivement dans l’existence, les arts et la littérature (jeu de l’acteur, jeux d’écriture…), la psychanalyse et la philosophie.
Avant d’entrer dans les critères différentiels, défendons encore notre thèse : qu’appelle-t-on communément pervertir ? On pervertit quelque chose ou quelqu’un quand on les détourne de leur fin naturelle, prédéterminée. On dit d’une institution qu’elle a été pervertie si par exemple on en a peu à peu fait un usage et pour des fins différents de ceux déterminés à sa création. C’est bien sûr le cas du pervers pathologique, du pédophile, qui « détourne » des enfants, mais c’est aussi le cas de l’artiste plasticien, qui détourne tel objet, par exemple un urinoir, pour en faire « autre chose », pour apprendre à détourner du regard ordinaire (la norme). De même Magritte dit : « Ceci n’est pas une pipe », vous pouvez la voir autrement, en fait tout est possible, voyez ce que vous voulez. C’est Baudelaire qui écrit un poème qu’il appelle La Charogne. Qui montre qu’on peut trouver beau un cadavre en décomposition sous le soleil. C’est encore Flaubert qui affirme que la beauté n’est pas dans la chose regardée mais dans le regard du spectateur. Pervertir c’est ouvrir chez l’autre le champs des interprétations possibles, c’est dérigidifier le rapport du signifiant au signifié. Simplement ouvrir les possibles.
Car, précisons, la perversion n’est pas la subversion, qui elle substitue une « version » à une autre, un sens à l’autre. La subversion veut tel sens déterminé. L’opposant politique qui écrit un texte subversif a clairement l’idée du sens nouveau qu’il veut communiquer, qui contredit l’ancien, c’est-à-dire qui « dit-contre », qui propose un nouvelle ordre en place de l’ancien ; la subversion est position d’un nouveau signifiant, ou d’une nouvelle lecture, que le subversif veut imposer. Le subversif sait d’avance ce qu’il veut imposer, il ne laisse pas l’autre interpréter librement, de bonne ou de mauvaise grâce13.
La perversion est donc, c’est notre position, éthiquement neutre. Elle définit simplement un certain type de rapport structural à l’autre, et plus précisément, elle définit le mode du rapport du sujet à la signification.
Pour le dire trivialement, tout dépend ce qu’on en fait, de la fin poursuivie.
Par le jeu et les jouets (classiques, le «fort-da» par exemple) ; la fin, au delà du passe-temps, est l’apprentissage (les exercices scolaires sont de cette sorte).
Par l’art, la littérature, la psychanalyse et la philosophie, la fin est la libération pour le sujet (libération de l’impératif du surmoi, libération de l’habitude de la norme, de « ce qui se fait » ).
Par l’érotisation (en fait il s’agit de ça), la fin est la satisfaction sexuelle, au détriment ou non du partenaire.
Passons aux critères.
Qu’est-ce qui distingue, formellement, une partie d’échecs d’une partie de jambes en l’air ? Pourquoi le libre-jeu des associations est-il dans certains cas libérateur, dans d’autres aliénant, voire néantisant, sidérant ?
Voici notre réponse, qui est le cœur de notre propos dans cet article.
Ce dont il faut s’assurer, nous semble-t-il, c’est que le cadre posé pour l’espace de jeu ne sera pas débordé. Que l’on ne sortira pas des règles définies « avant ». Que ce qui se joue, que tout ce qui se dit ou se fait restera dans le cadre des règles du jeu et des limites où le jeu se joue. Qu’à aucun moment, l’un des joueurs se prendra pas soudainement « au pied de la lettre » le propos, la proposition de l’autre. Or, nous pensons que c’est exactement ce que fait le pervers pathologique, à un certain moment, sans crier gare. Il outrepasse le cadre de la simple conversation badine, il dévie, il sort du jeu et passe à l’acte. Il passe du sérieux du jeu au sérieux tout court. Comme le montre Musset, On ne badine pas avec l’amour. Dans la pièce Rosette meurt des jeux pervers de nos amoureux badins14. Si la scène de sadisme de Monjouvain est supportable, c’est parce qu’elle est parfaitement «encadrée»15. Rappelons-le encore, c’est la marque du jeu que de se dire sur le mode du possible, du virtuel. Tout n’y est qu’en puissance. Dans un certain cadre bien assuré on peut cracher sur le père. On fait semblant. Sauf que le pervers pathologique, lui, n’en reste pas à la puissance, il passe à l’acte. Il introduit soudainement du réel dans l’espace ouvert par l’imaginaire où jouaient librement des symboles. Il noue le symbolique au réel, lie le signifiant à sa signification. D’où la délicatesse de ce franchissement dans les approches amoureuses. Ce sont les appels, les frôlements, les gestes équivoques, les phrases à double sens, le corps qui semble, qui invite et ne repousse pas. Bref, on craint de passer aux yeux de l’autre pour un sale pervers. Tout jeu, qu’il soit simple amusement ou jeu essentiel, est soumis à ce que Husserl appelle l’époché, (ἐποχή / epokhế), la suspension du jugement. C’est la grâce du jeu. Le pervers, lui, joue et attend au détour. Il ne joue pas pour rien. Simplement il attend son heure. Au fond ce qui intéresse le pervers pathologique, ce qu’il vise et attend, ce n’est pas le jeu lui-même mais le jeu pour ce qu’il peut fournir « d’occasion favorable ». Il cherche à gagner au-delà du gain du jeu. Il n’attend rien du jeu lui-même pour ses vertus propres. Il détourne le jeu, qui lui-même est un détournement de la réalité. Le pervers pathologique pervertit la perversion.
Nous soutiendrons donc ici l’importance décisive du jeu, de tous les jeux, jusqu’aux jeux sociaux-économiques, les marchés où se négocient et s’échangent les biens et les valeurs. Pour apprendre à savoir faire face et contenir les tentatives de dérives pathologiques de la perversion dans l’apprentissage amoureux et les histoires d’amour. Pour prévenir et accompagner l’enfant jusqu’à sa maturité contre les « mauvaises rencontres ». Les rencontres traumatisantes. Les jeux qu’on a appelé essentiels peuvent selon nous apprendre au sujet à savoir suffisamment « faire avec » ses désirs, pour ne pas se laisser entraîner par et dans des jeux qui au fond ne lui sont pas essentiels et ne le regardent que pour le soumettre.

On nous reprochera peut-être lors de nos analyses de contrevenir grossièrement à des positions devenues «standard» concernant notamment les structures dans les approches psychodynamiques. Ne nous méprenons pas : nous ne prétendons pas que les artistes, les psychanalystes ou les philosophes sont des pervers, mêmes «bons». Tout au plus remarquons-nous les effets subversifs de leur travail pour l’ordre social16. Ce que nous nous bornons à souligner c’est le dispositif commun à ces pratiques, qui ouvre un espace sécurisé (sans trauma) pour goûter les effets de sens des langages dans un cadre non performatif. Désamorcé. Ce que nous défendons, c’est qu’il existe un lieu propre où Mlle Vinteuil peut cracher sur son père, et ça c’est de la perversion, de la bonne qui prévient la mauvaise et les traumatismes qu’elle entraîne. Et qu’il faut toute la confiance de l’amour pour y parvenir.

Jean-Marie Vidament

Annexe

Genèse, chapitre 3

1 – Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l’Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?
2 – La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.
3 – Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
4 – Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ;
5 – mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.
6 – La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea.
7 – Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures.
8 – Alors ils entendirent la voix de l’Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l’Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin.
9 – Mais l’Éternel Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 – Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11 – Et l’Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ?
12 – L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.
13 – Et l’Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.
14 – L’Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie.
15 – Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.
16 – Il dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.
17 – Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie,
18 – il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs.
19 – C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.
20 – Adam donna à sa femme le nom d’Eve : car elle a été la mère de tous les vivants.
21 – L’Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.
22 – L’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement.
23 – Et l’Éternel Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris.
24 – C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie.

 

Prévenir, promouvoir et aider à mieux-être

Semaine d’information sur la santé mentale
Jeudi 20 mars, Guingamp, amphithéâtre UCO
Conférence
donnée par M. Jean-Marie Vidament

Notre intervention sera centrée sur la difficile position de l’aidant, qu’il soit naturel ou professionnel. Comment venir en aide sans imposer son propre désir ? Comment prévenir sans provoquer craintes et suspicion ? Comment promouvoir un service sans envahir le sujet en souffrance ? Nous pensons que ces questions sont au cœur de l’éthique, au cœur de la réflexion sur la relation à l’autre, par-delà la question de la pathologie.

Mieux-être

Commençons par remarquer ce que dit l’OMS de la santé mentale :

La santé mentale englobe la promotion du bien-être, la prévention des troubles mentaux, le traitement et la réadaptation des personnes atteintes de ces troubles.

Dans le cadre de cette semaine d’information sur la santé mentale, nous avons voulu reprendre les tout premiers termes de cette définition et les interroger.
Le terme de bien-être questionne. Il induit deux aspects qu’on voudrait éviter, statique et définitionnel. Parler de l’être d’une personne, même en bien, l’atteint dans son essence, touche à ce qu’elle est, par définition. Il nous paraît difficile d’aborder la santé mentale par ce côté, plutôt que de la saisir immédiatement dans sa dynamique de vie, dans son interraction avec celle des autres. Nous aurions préféré aller bien ou bien vivre, à être bien ou bien-être. Mieux vivre ou aller mieux, plutôt que mieux-être. «Comment vivre pour mieux vivre» fut d’ailleurs le premier titre évoqué lors des réunions préparatoires à cette conférence.
Remarquons enfin que lorsque nous nous enquerrons de la santé de quelqu’un, nous demandons Comment va-t-il ?, et non Comment est-il ?

Aider

Ce petit préambule nous autorise donc à reformuler notre question : Comment aider l’autre à aller mieux ?
La notion d’aide est une notion fortement positive. Elle est associée à un hallo d’images et de termes qui figurent parmi les meilleures dispositions humaines : consoler, écouter, conseiller, épauler, prendre dans ses bras, sécher les larmes, etc.
Aider l’autre à aller mieux est moralement positif. Aucune éthique, aucune morale, aucune culture ne réprouve l’idée de venir en aide aux autres. Aucune philosophie non plus qu’aucune religion, aucune pensée, aucune vison politique, même la plus individualiste, même la plus libérale, interdit ou désaprouve qu’on vienne en aide. Certes, il existe des positions qui prônent une certaine indifférence émotionnelle, qui visent l’ataraxie. Sans toutefois charger négativement la notion.
Bien au contraire, dans la plupart des pensées et des religions, l’aide aux autres constitue le modèle, le paradigme du bien agir. C’est l’action morale par excellence. Aider quelqu’un à aller mieux est le symbole de la générosité ; tendre la main à celui qui souffre, le geste humain par excellence. C’est, selon l’expression commune, «faire le bien». Prendre soin de l’autre est la marque du cœur, le signe de la bonté, la vertu cardinale, que toutes les morales véhiculent à travers les figures de héros. On se souvient des sacrifices exemplaires des résistants de L’armée des ombres. Figures de dévouement et de sacrifice que les religions exemplifient par leurs saints.

Mais alors, quel est le problème ?

On serait facilement tenté de croire que toute la difficulté et le questionnement éthique autour de l’aide tiennent dans le débat intérieur à chacun, torturé entre don de soi et intérêts égoïstes. On serait tenté de penser que la position d’aidant est en soi une vertu, par soi seule suffisante à accomplir un acte «éthique», qu’il revient à chacun de réaliser autant qu’il le peut, en luttant contre les tentations d’intérêts personnels immédiats, en luttant contre des plaisirs assurés, en s’arrachant à des honneurs factices ou en se détachant des vains calculs de la cupidité.
Cette question n’est sans doute ni absurde ni dénuée d’intérêt. Mais il nous semble qu’elle en masque une autre, qui l’englobe et la dépasse : À quelles conditions puis-je venir en aide aux autres ? Comment puis-je être assuré que mon action contribuera à soulager la souffrance de quelqu’un ? Que sais-je de mes motivations et de mes intentions quand je décide d’apporter mon aide ? N’y a-t-il pas une tentation d’aider ?
Pour le dire plus concrètement, nous n’allons pas ici explorer les combats métaphysiques que se livre le sujet pour décider si oui ou non il doit s’engager à aider les autres à aller mieux. Nous partirons du fait. Nous allons maintenant analyser les mécanismes psychologiques en jeu au sein de la relation d’aide afin de comprendre les enjeux éhiques que cette relation sous-tend. Nous allons, en nous appuyant chaque fois sur des exemples de situations très simples, tenter de montrer le fossé qui peut exister entre l’intention au départ et les effets réels de l’action. Nous essaierons de montrer chaque fois pourquoi ce fossé existe, et chaque fois comment il est possible de le combler.

Le constat :
Qui n’a pas déjà au moins une fois échoué en voulant venir en aide à un proche ? On a tous malheureusement fait cette expérience cruelle et amère. Cruelle et amère parce qu’on pensait justement bien faire. Parce que le geste était gratuit, libre, dénué d’intérêt personnel. On a voulu prodiguer un conseil et on s’est fait envoyer promener. On a écouté son voisin de pallier toute une nuit et depuis il vous évite ou vous adresse des regards froids. On a voulu prévenir sa fille contre les méfaits du tabac et depuis elle allume fièrement une cigarette chaque fois que vous entrez dans sa chambre.
Cruelle et amère donc.

Notre analyse de la relation d’aide va se découpler en deux termes qui caractérisent l’aide active, en tant que mouvement volontaire vers l’autre, la prévention et la promotion. Nous laissons volontairement de côté ici le problème éthique de la position et de la réponse de l’aidant face à une demande explicite.

Prévenir

Mieux vaux prévenir que guérir. L’idée est séduisante et semble à ce point frappée de bon sens que tout argument en sa faveur prend des allures qui approchent le ridicule.
Et pourtant…

Nous allons tenter de mettre au jour ici une grande difficulté, du point de vue de l’éthique, qui accompagne toute tentative de prévention pour venir en aide à autrui.

Exemple 1 : Un agent de sécurité entre dans la salle de conférence et annonce « Tout va bien, ne vous inquiétez pas, restez calme, nous maîtrisons la situation ».
Nous ne sommes pas certain que l’effet produit soit tout à fait conforme à l’intention initiale. Nous pouvons même avancer sans trop de risques que l’annonce provoquera une certaine inquiétude, voire un léger mouvement de panique. Nous constatons donc une disjonction nette, même une contradiction entre l’effet voulu et l’effet produit. Et cela, alors même que le contexte est clair, les protagonistes de bonne foi, sans intentions tordues ni cachées.

Que s’est-il donc passé ?

Exemple 2 : J’ai une fille de 14 ans et un jour, par souci pour sa santé, je tente de la prévenir contre les méfaits du tabac, lui explique les dangers auxquels elle s’exposerait et la tristesse que j’en éprouverais. Depuis, chaque fois que j’entre dans sa chambre elle allume ostensiblement une cigarette devant moi.

Que s’est-il passé ?

Exemple 3 : Vous êtes à l’hôpital pour un acte chirurgical courant, vous vous allongez comme on vous le demande, détendu, quand le médecin préçise : «Vous allez voir, tout va très bien se passer». Et soudain une vague inquiétude vous gagne…

Que s’est-il passé ?

Revenons à notre agent de sécurité. Imaginons qu’il y ait eu un début d’incendie dans un tableau électrique, incendie qui aura été rapidement maîtrisé. Les pompiers sont attendus pour la forme, néanmoins un peu de fumée a été produite et notre agent craint qu’on s’inquiète ou qu’on s’affole en percevant des odeurs de plastique brûlé. Il vient donc dans la salle pour prévenir un éventuel mouvement de panique. Et parce qu’il craint un mouvement de foule incontrolable en commençant par parler de feu ou d’incendie, il décide de commencer par nous prévenir de l’heureuse conclusion de l’incident : Tout va bien.
Voilà pour son point de vue.
Mais nous qui sommes dans la salle ne percevons pas le même message. Alors que nous distinguons parfaitement les mots prononcés, ceux qu’a sciemment voulu prononcer notre agent. Mais justement, tout est là : c’est parce qu’il nous demande de rester calme, parce qu’il nous affirme maîtriser la situation, que nous nous demandons pourquoi. Pourquoi, alors que nous ne demandions rien (et que donc nous n’étions pas inquiets),nous demande-t-il de ne pas nous inquiéter. Il faut donc qu’il ait ommi une information qui aurait pu ou qui pourrait nous inquiéter. Et c’est cette information, justement parce que nous ne la possédons pas, qui nous inquiète. Parce que nous ne la possédons pas et qu’il a volontairement choisi de ne pas nous la fournir. Manifestement il nous cache quelque chose, quelque chose qui manque logiquement, et c’est donc tout aussi logiquement que nous nous inquiétons. Le fond du problème, qui risque d’apparaître dans toute démarche de prévention, est le manque de confiance implicite dans la capacité de jugement de la personne à qui l’on veut venir en aide. Bien sûr, s’il avait commencé par nous dire «Il y a 30 minutes le feu a pris dans un tableau électrique.» nous aurions été interpellé. Mais nous aurions tout de même attendu relativement confiant la suite des explications, et ce justement parce qu’il nous aurait fait confiance. Si donc, après son annonce, il s’était tu et avait laissé dans la salle quelqu’un poser la question : «Et alors, sommes-nous en danger ?» il aurait répondu simplement «Non, mais je tenais à vous en informer, au cas où vous sentiriez une odeur de brûlé». Et tout le monde serait resté effectivement calme et confiant.
Pour le dire autrement, le problème vient de ce que, lorsqu’une personne s’adresse à nous spontanément, notre attention est plus portée sur son intention que sur le message lui-même. Et il y a une explication à cela : pour prendre la parole, pour rompre le silence et prendre la parole alors qu’aucune question ne venait la provoquer, il faut qu’il y ait un désir, un motif, une cause qui vienne l’expliquer. Causes, intentions, que nous cherchons avidement à décrypter. Remarquez par exemple comment nous réagissons face à un inconnu qui nous interpelle dans la rue. Notons encore que si cet inconnu est un SDF qui demande un euro nous comprenons rapidement pourquoi. L’enquête est rapidement élucidée. En revanche, si cet inconnu vous arrête pour vous proposer son aide, s’il veut vous prévenir contre les dangers d’une invasion extraterrestre, vous conseiller pour gagner 100 000 euros ou vous aider à sauver votre âme, vous êtes naturellement un tantinet méfiant. Et pas seulement parce que le propos est extravagnant, mais parce qu’on se méfie de toute proposition d’aide qu’on n’a pas demandée, ou que notre situation nous semble-t-il n’appelle pas. Vous éprouverez toutes les difficultés, par exemple, à faire accepter un euro tendu spontanément à un inconnu dans la rue. Face à une prise de parole, on cherche donc l’intention.

Le cas de l’exemple n°3 est éloquent à cet égard. Votre médeçin vous dit «Vous allez voir, tout va très bien se passer». Pour quel motif ? S’il cherche à me rassurer, c’est qu’il imagine que je pourrais avoir des raisons d’être inquiet. Quelles raisons ? Quelles catastrophes, quelles épouvantables erreurs médicales a-t-il lui en tête pour se sentir en devoir de me rassurer ?

Faisons encore un pas de plus.

Freud remarque très judicieusement qu’il est impossible d’évoquer une chose sans en même temps évoquer son contraire (1). Que le sens d’un mot n’apparaît que dans son apposition dans l’imaginaire à son contraire. Pour évoquer la notion de clarté vous devez nécessairement évoquer quelque chose de clair sur un fond sombre. Aussi, il est impossible d’entendre un message de paix, un conseil de rester en paix, sans envisager turbulence, panique et affolement. De même, dans un petit texte de 1925, appelé La Négation, Freud explique que si la négation a bien un pouvoir logique, il est impuissant à «barrer» le pouvoir signifiant d’un mot ou d’une locution. Par exemple dans la phrase : «Votre mère n’est pas morte».
Les entreprises de prévention, par leur carctère volontaire, parce que, par définition, elles «vont au devant» de possibles maux, prennent toujours un risque en nommant ce qu’elles cherchent justement à écarter. Indéniablement les campagnes de prévention «donnent des idées». Il y a là une responsabilité dont il convient de ne pas négliger la portée.

Notre premier exemple nous fournissait enfin une dernière piste que nous n’avons pas explorée. Et qui est pourtant, selon nous, plus pertinente parce que plus générale. L’agent de sécurité, par son acte de prévention, a avant tout communiqué sa crainte. Les campagnes de prévention communiquent avant tout les peurs qui les motivent. Le père qui dit : «Je te préviens, si tu n’obéis pas tu vas prendre une fessée» prévient une situation qu’il tente d’éviter. Il dévoile une crainte, une peur. Crainte ou peur, soit dit en passant, qui n’échappent pas à l’enfant. Ce qui explique que les enfants prennent tant de fessées malgré nos préventions. Ce qui explique les effets contre-productifs de nombre de nos campagnes de prévention (contre les drogues, le VIH, le tabac…)

Pour bien comprendre les mécanismes en jeu reprenons notre exemple n°2.
Pourquoi ma fille de 14 ans fume sous mon nez alors que je venais de lui montrer et lui démontrer par A+B les horreurs qui l’attendaient si elle commençait ?
Eh bien, parce que ma fille, pendant que je lui parlais, a entendu deux informations. La première concernait les méfaits du tabac, ce n’était pas passionnant mais elle a écouté patiemment. La deuxième concernait ma peur qu’elle ne commence. Ma crainte de la voir un jour malade, ma désolation de la voir s’abîmer et tousser, ma tristesse de la savoir accro. Et cette information est de loin plus intéressante pour une adolescente. Elle découvre un moyen de me faire mal. De me toucher. De me bousculer et de bousculer les lignes.
Ce que montre l’exemple n°2, c’est que celui à qui nous voulons porter notre aide, non seulement n’en veut pas toujours, mais en plus, parfois, ne nous veut pas que du bien.

À ce point de notre analyse nous aimerions encore ajouter ceci qui sans doute ne simplifira pas la tâche de l’aidant : l’objet de sa crainte ou de sa peur est en même temps objet de désir. Le père qui craint de donner une fessée le craint justement parce qu’il sent en lui le désir de la donner, parce qu’il sent le soulagement que lui procurerait l’acte. Ce dont il a peur, ce qu’il craint c’est de céder, si la situation perdure, d’être envahi par l’émotion et la jouissance qu’il y aurait à passer à l’acte. Aussi essait-il par sa prévenance d’écarter une fin qui à la fois l’attire et le repousse. Il lutte. Il lutte et au fond il serait juste d’ajouter que sa prévention est un appel à l’aide. Le risque, dans cette manière de pratiquer la prévention, c’est de la transformer en un aveu d’impuissance et d’irresponsabilité. D’impuissance parce qu’on fond on dit : «Je t’aurai prévenu, si tu continues je ne maîtrise plus rien». D’irresponsabilité, parce qu’alors l’autre, parce qu’il est prévenu, sera rendu responsable des conséquences de ses actes.

On voudra peut-être entendre dans nos propos une condamnation sans appel de toute entreprise de prévention.
Il n’en est rien.
Nous pensons au contraire qu’il peut être parfois très utile et responsable d’avouer son impuissance face à une situation : avouer qu’on sera incapable d’empêcher sa fille de fumer si elle le veut, avouer qu’on est impuissant devant une épidémie et qu’il devient de la responsabilité de chacun de se protéger, prévenir qu’il y aura un stade dans la provocation où l’on ne pourra plus contenir sa violence. Seulement, et c’est là après tout l’essentiel, il ne faut pas être dupe des conséquences. Il est toujours mieux de savoir que prévenir c’est passer la main, et que celui à qui l’on s’adresse dès lors fait la loi.

Osons maintenant une interprétation de notre exemple n°1 : le problème de notre agent de sécurité, et c’est pourquoi son acte de prévention est manqué (c’est-à-dire qu’il atteint en fait pleinement un but inconscient), c’est qu’il est envahi par son désir de désordre. Explication.
L’agent est un professionnel payé pour assurer la sécurité des occupants des lieux. C’est son métier et sa mission. S’il peut arriver de petits incidents, on peut aisément imaginer qu’une situation NE DOIT JAMAIS arriver : un désordre général et l’insécurité pour tous. Aussi, lors de son intervention dans la salle, alors qu’il eût dû témoigner complétement de la situation, une partie manque, celle où il annonce qu’il y a le feu, et ce parce que c’est l’amorce d’une image et d’un scénario qui provoquent trop d’émotion en lui, qui lui font horreur et qui l’attirent à la fois. Qui l’attirent parce que la panique générale signifie aussi pour lui la fin de son labeur, la dispense, la relâche de l’effort et la fin des tensions. Il manque donc. Il manque verbalement ce qu’il réussit d’autant mieux inconsciemment. À communiquer sa peur et son désir.

Le dernier point sur lequel nous désirons revenir concerne la confiance. La confiance dans le jugement de l’autre, dans sa capacité à bien juger d’une situation. Il nous semble que son manque fait le fond de toute entreprise de prévention. On va au devant parce qu’on a peur que l’autre ne soit pas suffisamment informé ou lucide pour affronter l’alcool, le tabac, les drogues ou le VIH. Mais, si ce manque est inéluctable dans la tentation de prévenir, il est aussi la marque certaine d’une forme d’amour. De l’amour inquiet que nous inspire la détresse d’autrui, par delà les indiférences de la conscience.

Promouvoir

Si la prévention dans la relation d’aide vise un objet négatif, on promeut ce que l’on veut défendre, ce que l’on a à offrir. Dans la plupart des cas la promotion va de soi, elle ne rencontre pas de problèmes particuliers puisque le sujet et l’objet s’accordent. Un acteur qui fait la promotion de son film passe volontiers à la télévision où il se remet en scène, évoque avec émotion les personnages, l’histoire du film et sa réalisation.
Il en est de même pour tous les objets de consommation dont on fait la promotion, par exemple au travers de la publicité ou lors des salons spécialisés. Le fabriquant est fier de son produit, il l’a pensé, il l’a conçu, il en est fier alors il l’expose, il le montre.
Les institutions médico-sociales, les lieux d’écoute, les espaces d’accueil et d’hébergement, les CMP, CMPA, IME, les associations d’entraide, bref tous ces lieux et organisations d’aide qui placent l’arrivant au centre du dispositif, peuvent-ils et doivent-ils d’une quelconque façon être placés en avant, être l’objet d’une promotion ? Et si oui, pourquoi et comment ?

La promotion des dispositifs d’aide existe. La promotion de numéros d’appel, pour lutter contre la solitude, contre les violences conjugales, pour arrêter de fumer, etc.
Et ce ne sont pas seulement des informations mises à la disposition du public, ce sont des campagnes qui vont au devant des usagers et anticipent leurs demandes. Comme pour la prévention, il s’agit d’un mouvement volontaire vers l’autre pour lui venir en aide.

Prenons un exemple. Notre voisin souffre de dépression, il ne travaille plus, vit seul enfermé, ne se nourrit manifestement plus correctement et peut-être boit-il. J’aimerais l’aider. J’aimerais lui offrir à manger, discuter avec lui, lui rapporter des légumes frais et pourquoi pas l’entrainer dans une balade. Oui mais j’hésite. Tout d’abord j’hésite parce qu’il ne m’a rien demandé. Et puis parce que j’ai peur de l’envahir et de lui communiquer cette simple idée que je pense qu’il va mal, que je vais mieux et qu’à ce titre je peux quelque chose pour lui.
Dois-je attendre qu’il me demande de l’aide pour la lui offrir ?
Dois-je au contraire aller au devant de sa demande et proposer mon aide ?

Dans les faits la situation est courante et se pose aussi aux institutions. Jusqu’où va la liberté de chacun face à sa propre santé ? Peut-on revendiquer le droit «d’aller mal» ? Et en conséquence devons-nous laisser chacun choisir de demander ou non de l’aide avant de lui en proposer ?
Nous allons caricaturer et vous demandons de nous pardonner pour les facilités de cette méthode.
Envisageons deux positions opposées : les non-interventionnistes (NI) et les interventionnistes (IN). Les NI se défendent en arguant de la liberté individuelle. Chacun est responsable pour soi-même et c’est offenser sa dignité que de lui offrir ce qu’il n’a pas demandé. Mais pour qui se prend l’offreur ? Les IN pensent au contraire que la souffrance psychique d’une personne est justement le signe d’une altération de ses capacités de jugement ou d’analyse, ou pour le moins une atteinte à son autonomie. Et qu’en conséquence il est recommandé de proposer de l’aide sous différentes formes et d’insister s’il le faut. Les IN sont par exemple farouchement opposés à l’euthanasie. Ce qui choquera le NI, persuadé que c’est confondre souffrance et maladie. Certains NI vont même jusqu’à penser que c’est le signe de la maladie mentale que de vouloir intervenir auprès des autres pour leur bien. Et qu’en conséquence tous les IN sont des malades mentaux.
Nous n’avons pas l’intention ici de trancher la question, ni de prendre position dans le débat qui oppose NI et IN. Nous aimerions nous contenter, dans cet espace de réflexion éthique autour de la santé mentale, prise au sens large, de nous intéresser au terme de souffrance et d’y développer un point de vue.

Quand on parle de souffrance on a coutume, pour la définir dans sa généralité, à l’opposer à la douleur, plaçant l’une du côté du mal physique, l’autre du côté du mal psychique. Douleur et souffrance suivraient la partition entre corps et esprit. Remarquons d’abord qu’il existe une douleur psychique. Nous parlons par exemple de la douleur dans le deuil. Pensons à la mater dolorosa. Gageons sans nous étendre ici en justifications que la douleur est une part du mal éprouvé qui ne peut être sublimé par le travail de la parole. Sa part réelle.
Concentrons-nous maintenant sur la souffrance. Il existe un vieil usage du mot qui nous semble pouvoir éclairer notre question. On dit, ou on disait, en parlant d’un envoi, d’une expédition en attente de parvenir à son destinataire ou d’être retiré(e) par lui, qu’il ou elle restait en souffrance. Colis, lettre en souffrance. Objet en souffrance. Objet qui n’a pu être acheminé à son destinataire. Qui n’a pas été appelé, nommé. Appelé par son nom. Appelé à réaliser ce à quoi il était destiné. Il nous semble que c’est justement très exactement ce qu’une personne en souffrance ressent : le sentiment de ne pas avoir réalisé ce à quoi elle était destinée. Que la souffrance est ce que ressent celui qui se sent appelé ailleurs sans que cet appel soit effectif. Et qui essentiellement attend qu’on l’appelle à devenir celui qu’il devrait être. Mais aucun devenir, croyons-nous, ne se réalise sans s’articuler à celui d’un autre. On ne peut se découvrir dans son désir qu’en s’accrochant au désir d’un autre, qu’en lui répondant, par le jeu des identifications, des identités et des différences.

Ainsi croyons-nous qu’en matière de santé mentale et face à la souffrance d’autrui il est requis non seulement d’offrir des services d’aide, d’écoute et d’accueil, de provoquer le désir chez le souffrant en lui présentant le désir de l’aidant, mais encore de réitérer l’offre. Et ce parce que la promotion d’un service d’aide responsabilise celui qui souffre et patiente dans sa souffrance, que son refus l’oblige à s’interroger et le prépare à recevoir et pourquoi pas à accepter une nouvelle offre, la même ou une autre sous une autre forme.

Pour ne plus ignorer que le propre de la souffance psychique est qu’elle est patiente par nature.
Question d’éthique.

JMV

(1) «Des sens opposés dans les mots primitifs», in Essai de psychanalyse appliquée, Freud, 1910

Lacan et les TCC (suite et fin)

(Un lien en bas de page conduit à l’intégralité du texte)

On s’étonnera peut-être du ton et de la radicalité de notre propos. Postulons que c’est le sujet (l’éthique de la psychanalyse) et son auteur (Lacan) qui nous l’imposent. En effet, le débat autour de la psychanalyse avec les accusations d’ésotérisme dont elle est l’objet depuis ses tout débuts, nous paraît devoir demeurer vain tant qu’on ne le radicalise pas, c’est-à-dire tant qu’on ne revient pas à la racine de leurs différends, au point de disjonction, point à partir duquel apparaît le fameux phénomène d’incommensurabilité cher à Kuhn. L’éthique lacanienne étant spécifiquement radicale, la porte de sortie qu’il nous laisse est remarquablement étroite. Une voie aride et sans métaphores, sans jeux de mots, sans contradictions, une voie dans laquelle la science pense et où les mondes réels sont enfin possibles.

Lacan versus Lewis.

Lewis, et de l’autre côté du miroir, où les logiques s’inversent et où l’impossible devient réel, Lacan.

La voie n’étant pas navigable entre ces deux rives de la Pensée, nous avons tenté (1re partie) d’y installer des passerelles, qui en marquent les saillantes oppositions. Celles-là nous les espérons solides. Passant ainsi de Lacan à Lewis, nous y avons installé nos patients et nos thérapeutes (début de la 2e partie), puis nos outils d’analyses lewissiens (fin de la 2e partie). Dans la 3e partie nous avons observé comment se comportaient nos riverains à l’abord de la pluralité des mondes, à la recherche de contradictions.

Une telle méthode, qui explore un système pour en éprouver la solidité, demande qu’on porte tous nos efforts dans le même sens. De là, peut-être se dégage-t-il une impression de parti-pris obtus. Alors qu’il nous semble au contraire avoir observé au mieux, dans la limite matérielle de cet exercice, le principe de charité à l’égard des T.C.C.

Nous tenons à remercier tout particulièrement Monsieur David Jousset pour son aide précieuse dans l’élaboration de ce travail, ainsi que Messieurs Michel Walter et Pascal David pour leur lecture critique.
Nos remerciements vifs et chaleureux vont enfin à Monsieur Alain Juranville, sans le soutien, les conseils et les lumières duquel, plus de vingt années durant, toute cette entreprise eût été impossible.

Nous vous conseillons vivement, pour vous aider dans votre lecture, d’imprimer et garder sous la main les pages 124 et 125.

Une dernière remarque : les trois premiers billets (Lacan et les TCC 1, 2 et 3) correspondent aux 19 premières pages du texte, vous pouvez donc, en cas échéant, aller directement à la page 20.

Le texte est disponible ici.

Bonne lecture,

JMV

HAS et outils bientraitance

Au-delà de leurs connaissances spécifiques et de leurs savoirs, les professionnels de santé sont aujourd’hui plus que jamais interrogés sur les aspects éthiques et déontologiques de leur métier. Depuis 2002, plusieurs lois sont venues encadrer les pratiques sanitaires et médico-sociales. Dans la même période, d’importants travaux universitaires et institutionnels ont été engagés.
Le 29 octobre 2012, la HAS a publié une dizaine d’outils qui viennent finaliser et formaliser la notion de Bientraitance. Ces outils, comme les recommandations de l’ANESM, seront pris en compte dans les futures procédures de certification.

Au sujet de la mise en place concrète de ces outils, voici quelques réflexions et éléments organisationnels.

Les “outils” mis en ligne par la HAS l’automne dernier sont à destination de tous les personnels. Toutefois, ils sont de natures diverses. Il y a notamment :

– un outil de cartographie des risques, à destination des cadres ;
– un outil d’auto-évaluation, destiné aux soignants ;
– un rapport sur la contention (rappel de publication), destiné aux médecins comme à l’équipe pluridisciplinaire ;
– un rapport sur la “maltraitance ordinaire”, destiné à tous les personnels.

Ainsi, le programme que nous proposons, s’il balaie l’ensemble des outils et leurs recommandations d’usage, sera dans les faits adapté aux profils des participants. Nous conseillons donc de former 2 types de groupes : des groupes “cadres” et des groupes “soignants”, pour une efficacité optimale.

En pratique il s’agit, pour le personnel encadrant, de comprendre comment la HAS s’est saisie de la notion de bientraitance et ce qu’elle attend concrètement pour sa mise en place dans les établissements. La formation a donc pour but essentiel cette prise en main des outils dans les services.

Pour les personnels soignants, il s’agit de les sensibiliser à la notion de bientraitance, et à toutes les notions qui la soutiennent (autonomie, vulnérabilité, dépendance…) afin de faciliter l’auto-analyse de leurs pratiques. Il s’agit aussi de les initier à l’outil d’auto-contrôle (Grille CEPPRAL) et de les aider à sa mise en pratique dans les services.

Par expérience, nous conseillons 3 jours d’intervention auprès des soignants, et 2 auprès des cadres. Il est même possible de concentrer le programme “cadre” dans une seule journée, mais elle devient alors particulièrement dense : pour vous en faire une idée, demandez-nous notre “support de formation”.

Voici pour l’essentiel. Si vous avez des questions, n’hésitez pas à me contacter.

JM Vidament

Lacan et les TCC (3)

Revenant à ces textes de Freud et d’Aristote, Lacan ré-interroge le rapport du thérapeute à l’éthique, il affirme (il ne le dit pas tout à fait dans ces termes, il le mi-dit…) que la psychanalyse est le modèle terminal de l’éthique, son référent exemplaire, et que donc la psychanalyse en s’interrogeant a la tâche et le devoir de redéfinir ce que c’est que l’éthique.
Poursuivant notre but, nous n’irons pas plus loin dans l’exposition des rapports intimes qu’exprime Lacan entre psychanalyse et éthique. Une année (1959-60), un séminaire entier de 24 séances lui est consacré.
Nous n’irons pas plus loin parce que nous savons que la méthode, la démarche et les principes de la démarche, la terminologie et les références seraient toutes et tous refusés d’emblée par quiconque n’y est pas d’abord sensible (initié, diraient les non-initiés).
Nous n’irons pas plus loin dans ce sens là, précisément.

Le débat autour de la santé mentale, qui est assurément un débat éthique parce qu’il se joue sur le plan politique (il interroge et divise le politique lui-même)(1), cristallise les positions autour de celles, les plus radicales, de Lacan et des comportementalistes.

En opposant Lacan et les T.C.C. nous avons simplifié.

Mais nous croyons avoir montré suffisamment dans cette introduction que, si les positions psycho-thérapeutiques sont diverses dans les faits, elles doivent se partager suivant cette ligne qui va de l’éthique au symptôme en passant par l’identité personnelle, la norme, le réel et le savoir. Ligne le long de laquelle s’adossent, dos à dos, très exactement, lacaniens et comportementalistes.

Lesquels ne s’entendent pas.

Nous ne convoquerons pas ici l’ensemble des arguments, souvent de basse qualité, que ces différentes écoles avancent les unes contre les autres(2). Nous n’avons pas non plus la prétention de trancher le débat, seulement de remarquer que le mode de justification de chacune comme leur méthodologie, par leurs divergences mêmes interroge l’ontologie de la santé mentale. Or si, suivant Aristote, la santé est la fin de la médecine, et donc la santé mentale la fin de la médecine psychique, il s’agit d’un débat sur les fins de l’action, donc une question d’éthique. Ici d’éthique médicale.

Nous pensons donc qu’en posant la question : qu’est-ce que la bonne santé mentale ? nous intervenons, non pas seulement dans le champ de l’éthique médicale, mais sur sa définition même.

Sur cette question, nous avons vu lors du travail préparatoire ci-dessus (cf les billets précédents), que deux positions sont radicales au regard de l’éthique : ou bien on tente de la sortir entièrement de son champ, de tirer l’activité psycho-thérapeutique sur le terrain de la neutralité objective, impersonnelle, donc dans un discours en troisième personne ; ou bien on la place au contraire au coeur de la question éthique, c’est-à-dire au centre des questions sur les fins de l’action humaine, et chacun dans le face à face, thérapeute et patient, est appelé à s’exprimer depuis la singularité de sa propre personne, dans un discours, donc, en première personne.

Nous allons ainsi nous focaliser sur cette question : L’entretien psycho-thérapeutique doit-il se penser et se pratiquer en première ou en troisième personne ?

Le problème que nous allons rencontrer est alors d’abord d’ordre méthodologique :

1- les divergences entre ces deux positions sont telles qu’il est impossible de les articuler au-delà de l’opposition qui les rassemble dans la question. À partir de ce schisme, tous les concepts prennent un sens différent(3) : aucune entente n’est possible sur des notions principielles de la philosophie, et donc de l’éthique, comme une preuve, une vérité, un savoir, un esprit, un concept, une définition, une image ; sans parler par conséquent des concepts spécifiques comme le symptôme, l’autisme ou le réel.

2- Puisqu’on on ne peut les articuler dans une analyse argumentative, comparative, nous sommes réduit à ne pouvoir les étudier qu’indépendamment l’une de l’autre. L’analyse que nous venons de mener vient à ce point de butée, au-delà duquel nous ne pouvons continuer à les tenir ensemble.

3- Or nous savons que nous ne pouvons valider la psychanalyse de l’intérieur, en usant de ses propres concepts, simplement parce que, comme l’avait déjà souligné K. Popper, il est impossible de l’invalider. Et ce, justement, parce qu’en principe elle refuse les critères de la science. En fait rien ne peut venir faire taire la psychanalyse parce qu’au fond, elle est toujours déjà prête à le faire(4), c’est même à cette qualité que la psychanalyse reconnaît ses ouailles. Le bon psychanalyste est celui qui sait voir qu’il y a quelque chose à dire après le mot de la fin. Qui ne brise pas la chaîne des signifiants. Et surtout pas devant la volonté de faire taire. C’est trop parlant.

4- En revanche, les théories psycho-thérapeutiques cognitivo-comportementalistes sont chatouilleuses, comme toutes les sciences, dont elles réclament le label. Si l’on prouve, ou bien que ce qu’elles décrivent ne correspond pas aux phénomènes observés (critère d’adéquation empirique), ou bien qu’elles sont contradictoires avec elles-mêmes (critère de consistance), alors elles se taisent.

En conséquence, nous allons partir d’une situation archétypale, un entretien thérapeutique entre un psycho-thérapeute comportementaliste et un patient dépressif, avec prescription d’anxiolytiques.
Par cohérence, nous n’utiliserons pour l’analyse de cette situation, parmi les outils conceptuels et méthodologiques de la philosophie, que ceux qui sont compatibles avec notre objet. Et donc, que les T.C.C. seraient à même de valider.

L’objectif est de parvenir à relever une contradiction :

1- pour invalider l’approche en troisième personne de la psycho-thérapie C.C. ;
2- pour soumettre un critère de circonscription de l’éthique médicale ;
3- pour apporter des éléments de validation extérieurs à la psychanalyse.

(Suite au prochain billet, vers le 15 décembre)

Jean-Marie Vidament

(1) En témoigne l’articulation très forte entre éthique et politique, telle qu’elle est soulignée par Freud autant que par Aristote, dans les deux textes cités par Lacan.
(2) En gros, «scientistes» d’un côté, «charlatans» de l’autre.
(3) Cf le phénomène d’incommensurabilité sémantique de Thomas kuhn.
(4) Remarquons que pour bien écouter il ne faut pas se taire, mais n’avoir rien à dire. Une manière de caractériser la fameuse «écoute flottante». Celui qui commence, pour écouter, par taire ce qu’il a dire, n’écoute pas, il juge et attend pour reprendre la parole.