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Lacan et les TCC (2)

C’est l’une des ruptures essentielles de Lacan avec Freud : ce premier affirme en effet la possible positivité du symptôme. Dès 1953, Lacan le définit comme une structure de langage (métaphore en fait) qui vient structurer le sujet. Chez lui le symptôme n’est a priori ni bénin ni malin, il caractérise un sujet. À partir de 1974, avec l’introduction du noeud borroméen, le symptôme est exprimé comme rapport, comme «ce qui ne va pas» dans son nouage, ou comme nouage (rond du Nom-du-Père), aux trois instances, de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Le symptôme est alors à la fois ce qui nous structure, nous «fait tenir», et à la fois ce qui exprime «ce qui ne va pas». Il faut attendre 1976 pour que Lacan affirme que le but de l’analyse, et au fond, de la vie, est de «savoir y faire avec son symptôme». À partir de cette date le symptôme constitue idéalement l’identité même du sujet, l’identification au symptôme constituant le marqueur de la fin de l’analyse.

Ainsi, comme chez lui la psychose n’est a priori ni bonne ni mauvaise (1), le symptôme n’est pas, a priori, source de souffrance. Il est de l’ordre de l’identité, et en ce sens il est inéliminable. Suivant, la psychanalyse lacanienne ne cesse de dénoncer les T.C.C. Au motif que sous les apparences de mieux être, elles renforcent au contraire le surmoi. Le patient, en apprenant du «sachant» à «gérer» son mal-être, apprend surtout à régler son comportement depuis le point de vue du thérapeute, qui incarne par transfert le surmoi. Ainsi le patient s’identifie-t-il au surmoi et fait violence au symptôme, dont il refoule, voire nie le sens. Le lacanisme (pour employer ici un lexique heideggerien, dont Lacan fut marqué) considère le symptôme comme la saillance, la contraction d’où sourd le dit authentique de l’être, d’où le dévoilement du sens est seul possible. Le symptôme est l’ouverture de la parole propre du «je» dans le temps réel, qui déchire la plénitude du corps imaginaire. Le symptôme est cette béance où se maintient le jeu du réel et du symbolique, béance ouverte dans l’imaginaire du corps, contre son unité fantasmée dans le temps de la science. Le symptôme ouvre, ou plutôt est l’ouverture faite au discours du sujet, en première personne. En niant ou repoussant à toutes forces le dire advenant du symptôme, en prétendant trouver refuge depuis le discours impersonnel du thérapeute «supposé savoir», en quittant autant que faire se peut sa position de personne pour rejoindre le point de vue sans point de vue de la neutralité scientifique, le patient rejette le «je» pour le «on», fuit la première pour la troisième personne (2).

C’est précisément cette difficulté qu’entrevoit Freud dans Malaise dans la civilisation, oeuvre tardive (1929), au travers de laquelle il interroge un paradoxe ouvert par la psychanalyse : l’homme à mesure qu’il se civilise multiplie les contraintes et donc réprime ses pulsions. Il échappe ainsi, dans le confort certes, à nombre de désagréments, à de nombreuses souffrances, dont au premier chef les risques de mort violente, mais au prix de la répression de ce qu’il y a de plus immanent, instinctif, primaire en lui. Il semble, pour Freud que, paradoxalement, l’homme qui croit pouvoir trouver une voie d’épanouissement dans la civilisation y trouve surtout, pour la stabilité et la pérennité de la collectivité, pour le «on», à rejeter, réprimer, effacer, sa spontanéité subjective, son identité immédiate inscrite dans la spontanéité pulsionnelle du «je». L’homme civilisé intériorise le surmoi, choisit la civilisation au détriment de l’amour, le mieux-être et la cohésion sociaux au plaisir égoïste. Or ce commandement social, «neutre» (le «on») qu’exige la civilisation, Freud affirme qu’il est précisément ce que les institutions culturelles appellent l’éthique (3).
Il faudra donc attendre Lacan, et sa séance du 18 novembre 1959 de son séminaire 7, soit trente ans, pour proposer un discours qui dépasse le sombre paradoxe soulevé par Freud. Qui trouve à ré-ouvrir entre-eux les champs de l’éthique et de l’économie des désirs.

Jean-Marie Vidament

(1) La bonne psychose étant même la structure de l’analyste, selon lui.
(2) Troisième personne qui, cela dit en passant, à la différence de la première, n’est jamais une personne.
(3) Voici, dans la toute fin de Malaise dans la civilisation, la vision sombre de l’éthique par une psychanalyse proche de son point de rupture : «Ce surmoi-de-la-culture a des exigences. Concernant les relations des hommes entre eux, cette exigence se manifeste sous la forme de l’éthique. L’éthique est une tentative thérapeutique, un effort pour atteindre un commandement du surmoi. Il s’agit d’écarter le plus grand obstacle de la culture, le penchant à l’agression. Mais l’éthique est trop exigeante, elle se soucie trop peu du moi : elle édicte un commandement sans se demander s’il est possible de l’observer. La directive « aime ton prochain comme toi-même » est impraticable. L’éthique dite naturelle n’a ici rien à offrir si ce n’est la satisfaction narcissique d’être en droit de se considérer comme meilleur que ne sont les autres. L’éthique qui s’étaye sur la religion fait intervenir ici ses promesses d’un au-delà. J’estime qu’aussi longtemps que la vertu ne trouvera pas sa récompense dès cette terre, l’éthique prêchera en vain.», S. Freud, Malaise dans la civilisation, chap. 8.

Lacan et les TCC

Le 18 novembre 1959, Lacan, dès l’ouverture de son septième séminaire, L’éthique de la psychanalyse, interroge la dimension morale, ou plus précisément éthique, de sa pratique. Dans cette perspective il convoque deux textes, L’éthique à Nicomaque d’Aristote, et Malaise dans la civilisation de Freud.
Aristote, après avoir remarqué, en ouverture du texte, que toutes les actions tendaient vers quelque bien, les distingue sous deux catégories : celles qui sont à elles-mêmes leur propre fin (immanentes au sujet), les praxis, et celles qui sont pour autre chose, dont la fin leur est extérieure (poïésis), dans une production. Dès l’alinéa suivant Aristote définit la santé comme la fin de l’art médical. Sous quelle catégorie, de la praxis ou de la poïésis, devons-nous le ranger ? À première vue, la «pratique» de la médecine ne rend pas la santé à celui qui l’exerce. C’est au moins vrai pour la médecine somatique. Qui a pour objet et fin la santé du corps et est donc à classer parmi les activités poïétiques. Mais qu’en est-il de la psychiatrie ? Ou, pour articuler où nous voulons, qu’en est-il de la médecine, de la thérapie qui a pour fin la santé mentale ? Une autre manière de poser la question serait la suivante : cette activité s’apprend-elle dans les livres ? Ou encore, pour user d’une distinction qui court aujourd’hui : est-ce un savoir-faire ou un savoir-être ? À cette distinction nous préférerons celle-ci : connaissance ou savoir ?
C’est, nous croyons, en tentant de répondre à cette question, à propos de ce point précis que deux écoles se sont forgées et ont historiquement creusé leurs différences. Nous devrions dire deux types, ou deux genres d’écoles. Car elles sont multiples. Sur cette question de la santé mentale, ou bien les psychothérapies, pour prendre un terme large, englobant, visent la connaissance ou bien elles visent le savoir. Ou bien elles tendent à se constituer entièrement hors de la personne du thérapeute, ou bien elles tendent à se constituer dans la personne même du thérapeute. Deux idéaux que la distinction aristotélicienne (praxis versus poïésis) permet d’opposer strictement. D’un côté la psychiatrie «classique», de tradition occidentale, «dure», matérialiste, moniste physicaliste, dans le droit prolongement de la médecine somatique elle-même occidentale ; de l’autre la psychanalyse lacanienne, nous paraissent fournir les deux positions les plus fermes et les plus claires sur cette question. Ou bien la «bonne santé» mentale s’instruira dans le temps , sera l’objet d’un progrès par les sciences, la recherche et l’enrichissement conséquent des connaissances, ou bien elle se pense d’abord comme la vertu, la disposition du seul thérapeute, disposition contaminante, donc, dont le patient profite à son contact.
Il nous semble urgent, dès à présent, de répondre à cette nouvelle question : est-il possible de légitimer une position thérapeutique intermédiaire ? Un thérapeute peut-il s’assigner une double fin, subjective et objective, considérer sa tâche comme visant à la fois sa propre fin et une production extérieure ? Sa bonne santé mentale en même temps que (et par) la constitution de connaissances positives sur le sujet ?
Sur ce point Aristote nous fournit une réponse claire : tout art a sa fin propre à laquelle toutes les autres sont nécessairement, logiquement subordonnées. Et ce par définition. La question semble donc pouvoir être logiquement tranchée, en vertu des concepts, si ce n’est dans les faits. Qu’un thérapeute ou qu’une thérapie hésite dans les faits, il ne reste pas moins attendu qu’il ou elle tranche.
Si nous insistons tant sur l’exclusivité de cette alternative, c’est parce qu’un enjeu conséquent s’y tapit. En travaillant à exprimer entièrement le pouvoir causal, la vertu thérapeutique hors de l’agent, certaines médecines tentent très clairement de sortir l’exercice médical de la sphère éthique. Alors que, de l’aveu même de Lacan dans le séminaire 7, l’éthique est rien moins que l’enjeu et la fin suprême que vise la psychanalyse. Dans le séminaire 23 il ira plus loin (si l’on peut), affirmant que la psychanalyse vise la sainteté, qu’en s’identifiant à son symptôme, l’analysant au cours de son analyse devient un «sinthome».
En effet, ce n’est pas hasard si Aristote commence son ouvrage majeur sur l’éthique par distinguer praxis et poïésis. La circonscription des activités humaines relevant véritablement de l’éthique est là selon lui. Il s’agit de discriminer les activités valant pour elles-mêmes. L’éthique aristotélicienne s’introduit par l’axiologie. Est d’abord axiologique. Qu’est-ce qui vaut, et qu’est-ce qui vaut plus que quoi ? Qu’est-ce qui n’a de valeur que relative, qui n’est un bien que pour autre chose, et qu’est-ce qui vaut finalement uniquement pour soi-même, qui est une valeur en soi, une valeur absolue, ou, pour le dire à l’envers, qui est absolument une valeur ? Seules les activités relevant de ce critère relèvent directement de l’éthique et de la question du Bien.
Et sur ce critère donc, la partie de la médecine ayant pour fin la santé mentale doit ou devra répondre. Encore une fois, que de fait certaines écoles, mouvances ou mouvements psycho-thérapeutiques ne se soient pas clairement positionnés ne doit pas affaiblir notre démarche et nos conclusions à venir. Le seul fait de l’exclusivité de la réponse en droit nous suffit.
Et alors, nous objectera-t-on, en quoi le fait que l’activité psychiatrique ne relève pas des fins dernières de l’action humaine pourrait-il être blâmable ? N’est-ce pas au contraire un soucis louable pour une science que de tenter de s’affranchir autant que faire se peut des interférences subjectives, des interprétations variables du thérapeute ? N’est-ce pas entrer dans une voie sereine et sûre que de border, protocoliser, uniformiser la profession ? N’est-ce pas la protéger de l’erreur individuelle que l’asseoir sur le socle des acquis de la communauté scientifique ? Exiger que la règle qui conduit mon action soit exigible de tous mes collègues, n’est-ce pas le fond kantien de l’entrée dans la vraie morale ? N’est-ce pas s’approcher d’autant de la prétention à l’universalité de l’éthique que de vouloir dégager collégialement une norme de la santé mentale ? N’y a-t-il finalement rien de plus éthique que de vouloir sortir de l’éthique, de ses perpétuels questionnements, de ses imprécisions, de ses tours et détours, de cette zone de turbulences, d’incertitudes et d’interprétations subjectives ? N’est-ce pas le propre de la vie morale que d’observer des règles ? Ne faut-il pas des règles, des normes ou des lois pour partager le Bien du Mal ? N’avons-nous pas précisément besoin d’une norme pour discriminer le normal du pathologique ? Un comportement symptomatique d’une psychopathologie peut-il être caractérisé en principe autrement que par rapport à une norme, fût-elle implicite ? N’y a-t-il donc pas un objet à construire, une production objective, disons une théorie, un artéfact applicable, également utile à tous, qui réponde à et de cette normalité et apprenne à tous comment en corriger les déviances ?
On le voit, certaines écoles se réclament du sens «pratique».
Au sens où un sac, avec ses poignées, est pratique pour faire les courses. C’est-à-dire idéalement conçu pour accomplir telle tâche déterminée. Certaines écoles, les T.C.C. par exemples, sont particulièrement fières d’être particulièrement pratiques, au sens elles sont remarquablement compétentes à replonger rapidement dans une foule hystérique n’importe quel agoraphobe chatouilleux. Si tant est qu’il soit normal d’aimer se faire bercer par une foule hystérique.
Ces thérapies partagent une approche basée sur les connaissances issues de la psychologie scientifique, et obéissent à des protocoles relativement standardisés, dont la validité est dite basée sur la preuve. En somme, ici pratique veut dire efficace. Au sens où un maximum d’effet est produit par un minimum d’effort. Les T.C.C. sont aussi pratiques qu’elles s’entendent à supprimer des symptômes désagréables. Le thérapeute C.C. sait vous soulager de vos phobies, calmer vos angoisses et traiter vos addictions. Il le sait parce qu’il sait aussi bien que vous, un, repérer un symptôme, (c’est le propre d’un symptôme que d’être «visible de l’extérieur») ; deux, s’accorder avec vous sur le but à atteindre (généralement la suppression dudit symptôme). Un maximum de soulagement pour un minimum de contraintes (les «techniques» utilisées étant le plus souvent «softs».) Un exemple (apparent) d’application de la règle dite du maximin.
Le raisonnement trivial qu’on observe en faveur de telles démarches pourrait se résumer ainsi :

– La bonne santé mentale, comme la bonne santé physique, est difficile à définir ;
– en revanche chacun sait définir sa perte par l’apparition de symptômes malins ;
– le but de la médecine (φ ou ψ), est donc la disparition de tels symptômes.

Mais, en procédant ainsi, ne sommes-nous pas en train de jeter le bébé avec l’eau du bain ? En visant à supprimer le symptôme malin, ne nous privons-nous pas aussi de la possibilité d’un symptôme bénin, de quelque chose capable de nous faire positivement du «bien», aussi bien qu’on souffre de ce que telle ou telle situation nous fasse «mal» ? De circonstances heureuses, enthousiasmantes, comme d’autres sont angoissantes, déprimantes ?

JMV

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L’équipe éthical

Peut-on donner un organe ?

J’aimerais ici soulever un petit problème de sémantique qui me semble cacher un paradoxe en matière d’éthique médicale. Paradoxe dont j’essaierai de sortir, parce que je suis naturellement confiant dans les expressions spontanées de la langue.

Dans «don d’organe», en définitive que donne-t-on ?
Au sens banal du terme, on «donne» des choses, on les cède gratuitement, pour reprendre la définition du dictionnaire.
Mais, lorsque je donne un objet, est-ce vraiment l’objet lui-même, l’objet qui se sépare de moi pour devenir une partie de l’autre, le receveur, que je donne ? L’objet durant le don reste essentiellement extérieur, autant à moi le donneur qu’à l’autre le receveur. Ce qui est donné, en réalité, est quelque chose d’immatériel, c’est le droit de jouir de l’objet en question. Droit que j’abandonne alors, que je perds, au profit de l’autre. Lors d’un don en général est transférée la possibilité de légiférer sur l’objet. L’objet passe d’un domaine à un autre. Ici je dois peut-être distinguer propriété et appartenance. Un bien matériel peut m’appartenir, sans qu’il me soit propre. Or, un organe peut-il m’être propre ? Au sens fort, non, puisque le propre d’un organe réside dans sa fonction et non dans son incarnation matérielle. Ainsi dans certains cas remplace-t-on un coeur par un artifice qui ne lui ressemble ni en forme ni en matière. L’organe qu’on transplante en tant qu’objet matériel n’est donc jamais essentiel ni au donneur ni au receveur. C’est même là la condition de possibilité de la transplantation. L’indifférence relative de l’organisme vis-à-vis de l’objet qui assume les fonctions de l’organe. D’ailleurs, si l’objet-organe ne nous est pas propre, la loi le stipule. Elle nous dit que nous ne sommes pas propriétaire de notre corps, ni de ses parties3. Que nous en avons l’usufruit, c’est-à-dire la jouissance le temps de notre vie. Peut-on alors donner ce qui ne nous appartient pas en propre, et dont on ne jouit même plus au moment de la cession ?
Car, ou bien l’organe (le rein par exemple) est un objet comme un autre, un bien matériel, et alors on peut effectivement le donner, et pourquoi pas le vendre ou l’échanger sur un marché (car il possède alors une valeur d’échange), ou bien il possède une valeur infinie, c’est-à-dire que sur lui se répand ma dignité de personne, une valeur sacrée, et alors la charge risque de devenir sacrément écrasante pour le receveur. De prendre la forme d’une possession, où l’identité se trouvera altérée ou fortement troublée.
Le paradoxe apparaît alors : ou bien l’organe n’est pas, comme le pose la loi, la propriété de la personne, et il est alors cessible, transplantable, mais non donnable (du moins par le «donneur»), ou bien l’organe est déclaré propriété pleine de la personne, et il devient légitimement donnable, et même vendable, mais du même coup parfaitement irrecevable sans poser de lourdes conséquences psychologiques, morales, religieuses et bien sûr éthiques.

Plusieurs voies sont pourtant possibles pour sortir de ce paradoxe.
La première est celle qui assume le malentendu et reveut le paradoxe pour lui-même, au nom de fins plus élevées : le corps social sait que l’organe est sa propriété post-mortem, laisse croire au prélevé qu’il est la sienne, et rappelle au receveur sa banalité. Ceci au nom du progrès et de la santé publique.
Cette position est semble-t-il la position française actuelle, elle entraine les interlocuteurs dans un double-discours, ce qui peut contribuer à expliquer le climat de malaise qui entoure le don d’organe aujourd’hui.
Une seconde consisterait à radicaliser la définition du don : pour la tradition chrétienne dont nous sommes les héritiers, nous ne pouvons en fait que redonner ce que Dieu nous a d’abord donné. Or Dieu, par la personne du Christ, donne son corps aux humains. Sa présence est dite réelle dans l’hostie de la communion. Ceci est mon corps. Or la confraternité rendue par l’Eucharistie légitime le don d’organe (les frères chrétiens partagent le même sang et le même corps). L’Eglise y est favorable, l’encourage et Benoît XVI le qualifie d’acte d’amour. Et le donneur est alors plus précisément un redonneur d’organe.
Toutefois, l’anonymat du don qui est la règle ne va pas sans poser de sérieux problèmes. S’il est compris que le donneur doive s’effacer comme origine, il est aussi compris que sa personne doive se révéler, se reconstituer et se reconnaître comme autre, et, de plus, comme un tel autre pour le receveur. Enfin, le geste du don (dans la tradition chrétienne) peut-il être indifférent à la personne du receveur ; puis-je authentiquement donner sans que mon geste soit intimement et essentiellement motivé, pour reprendre la terminologie lévinassienne, par le Visage de l’Autre ? De tel autre-là ? Que mon don soit pour ce receveur ?
Ouvrons-donc une troisième voie, plus radicale encore. Dans la perspective de la pensée de l’existence(1), tout don destiné à combler un manque déjà identifié chez l’autre et par l’autre (puisqu’il répond à une demande claire, celle de tel organe), en réalité ne fait que satisfaire et reconstituer l’identité immédiate du receveur. Un tel don ne sort pas de la sphère du jeu économico-social, fût-il gratuit(2). Ce don ne serait en fait qu’une offre, sur le marché de l’offre et de la demande, dans un marché certes fortement régulé. Pour faire simple et court, je ne peux pas vraiment donner ce qui me satisfait moi et mon monde. Et pour faire encore plus court, on donne ce qu’on n’a pas(3). Nul don qui ne s’adresse à l’autre en tant qu’autre. Or satisfaire à une demande explicite (peu importe qu’elle le soit gratuitement ou non), c’est toujours le faire dans le cadre des identités déjà mutuellement reconnues et de soi et de l’autre. Bref ce n’est pas donner, mais laisser, céder ou offrir. Pour le dire autrement, il faut différencier l’économie des désirs de l’économie des besoins. Le futur receveur a par exemple besoin d’un rein, or on ne répond pas à un besoin comme on répond à un désir.
Cela étant, le «donneur», sauf dans l’hypothèse d’une pensée archaïque d’espoir de survivance partielle, post-mortem, engage quelque chose de lui-même dans cette affaire, quelque chose qui va bien au-delà du «don» matériel de l’organe. Il y abandonne une certaine représentation de lui-même, de sa dépouille et de sa mort, bref il aban-donne, i.e. donne au ban, livre au corps social en même temps que son corps propre, son corps imaginaire. Force est de constater qu’en éclatant cette image de son moi futur il engage son identité immédiate et le sens de sa vie. En disant, Je sais que je ne serai plus cette dépouille-là, je me prépare déjà à n’être plus tout à fait ce corps-ci. Et pas seulement ce corps-ci : le fait de la finitude ouvre le donneur à son altération, et donc à l’altérité. Assurément je sera un autre.
Et il y a donc bien don.
CQFD.
Don de soi, don de sa personne, à l’imprévisible receveur qui se présentera (et qui aura lui-même à reconstituer ce don et à en comprendre toute la portée). Car le receveur aussi, en s’engageant dans une démarche de greffe, travaille, se prépare à cette similaire altération de l’identité immédiate, de son corps imaginaire, et donc, à sa manière aussi, donne déjà beaucoup de lui-même. S’aban-donne à l’autre (d’abord symboliquement par la transplantation elle-même, puis réellement, en réalisant le geste du donneur).

Voici donc, à mon sens, une manière de sortir du paradoxe que nous avons présenté, qui aurait le mérite, semble-t-il, de dissiper quelque peu le malaise de la position française actuelle, celui du corps médical comme celui des associations de transplantés, le corps des donneurs et des non-donneurs. Malaise que traduit tout autant le militantisme que les peurs ou les troubles de l’identité.
Question d’éthique.

JMV

(1) Cf Autrement qu’être, Lévinas, p.161. C.f aussi De l’existence à l’existant, p. 55-70, surtout p. 154-155.

(2) Cf J Derrida, Spectres de Marx, p. 54 : «Ce que l’un n’a pas, ce que l’un n’a donc pas à abandonner, mais ce que l’un donne à l’autre, par-dessus le marché, par -dessus marchandage, remerciement, commerce et marchandise, c’est de laisser à l’autre cet accord avec soi qui lui est propre et lui donne présence.»

(3) Cf J Lacan, Le séminaire, livre VIII : Le transfert, p. 415. Cf aussi M. Blanchot, L’écriture du désastre, p. 83-84.

Benzo, un ami qui vous veut du bien?

Lorsque vous ouvrez la notice du Valium® ou du Lysanxia®, parmi les effets indésirables vous trouvez «modifications de la conscience». L’indication thérapeutique essentielle, elle, est le traitement de l’anxiété.
Je voudrais ici me concentrer sur ce terme, effet, qu’il soit désiré ou indésirable. Car il en implique logiquement un autre, celui de cause. Les notices qu’on vient de mentionner laissent à penser que leur molécule (des benzodiazépines) sont la cause de phénomènes de consciences, qu’elles ont un pouvoir causal sur nos sentiments (sentiments de peur, d’angoisse, d’anxiété… ) et donc, conséquemment, qu’elles sont la cause d’effets contraires (sentiments de paix, de sérénité…)
Qu’on soit bien d’accord, il ne s’agit pas de mettre en doute l’efficacité des benzos (BZD) en terme d’action sur le GABA dans le cerveau, ni de remettre en question les effets physiologiques sur les symptômes physiques indésirables de l’anxiété (palpitations, troubles respiratoires…), mais de remarquer ceci :
Dans le cadre d’une description complète du métabolisme d’un médicament et de son élimination, il n’est jamais besoin de faire intervenir les phénomènes de conscience. En d’autres termes, on peut (théoriquement) décrire complètement l’ensemble des effets d’une molécule (par exemple une BZD) par ses effets physiologiques. Les effets sur les phénomènes de conscience sont des effets «supplémentaires», c’est à dire inutiles à la suffisance ou à la complétude de l’explication matérielle. Dans le monde physique et l’enchaînement de ses causes et de ses effets, le phénomène de conscience n’est à proprement parler ni effet ni cause de rien. Mon sentiment d’anxiété est inutile à l’explication de mon comportement. Certains philosophes anglo-saxons (par ex. D. Chalmers) avancent une image assez parlante : d’un point de vue extérieur (= en troisième personne) un monde jumeau zombie, c’est-à-dire sans phénomènes de conscience, serait parfaitement indistinct du nôtre.
Il nous faut donc admettre, aussi paradoxal soit-il, que les BZD n’ont, strictement, aucun pouvoir causal sur des phénomènes de conscience comme le sentiment d’anxiété. Le Valium® ou le Lexomil® ne CAUSENT PAS un sentiment de bien-être, de paix ou de sérénité. Ce serait là faire une erreur catégorielle qui n’est pas sans conséquences sur le plan thérapeutique. Et donc éthique.
Affirmer qu’un psychotrope possède un effet sur la vie intentionnelle, sur le vécu en première personne, c’est semble-t-il ou bien enfermer le patient dans une contradiction logique (celle pointée plus haut), ou bien le pousser à s’identifier, à parler de lui en troisième personne. À se rapporter à lui-même «de l’extérieur» et s’expulser de ses propres vécus et ressentis.
Ce propos ne nie pas qu’il existe une relation de dépendance des phénomènes de conscience vis à vis de leur substrat matériel (en gros, le cerveau). Que la disparition ou l’apparition de l’un conditionne la disparition ou l’apparition de l’autre. Que modifier le cerveau c’est modifier la vie «intérieure». Toutefois cette relation, qu’on l’interprète en termes de survenances fonctionnelles, logiques ou naturelles, il nous suffit ici de constater, pour soutenir notre propos, qu’elle ne peut être d’ordre CAUSAL.
Question d’éthique.

JMV

Docteur, j’ai mal !

Derrière ces mots se cachent des réalités différentes, le mot de «mal», son auto-attribution par le locuteur, désigne quelque chose, un objet intentionnel dirait un phénoménologue, un contenu justement non-intentionnel corrigerait un linguiste ; un «quale» dirait enfin un philosophe analytique. La littérature médicale, elle, distingue généralement, et suit par là une intuition commune, entre Douleur et souffrance. Selon que l’origine du «mal» est, pour faire vite, physique ou psychique.
J’aimerais ici reprendre et discuter cette dernière distinction, d’abord parce qu’elle devient un pli dans la réflexion sur le sujet, ensuite parce que je n’ai rien de formidable à lui objecter.
Je reviendrai prochainement, dans 3 autres posts :

– sur la pensée analytique du «quale» de la douleur,
– sur la notion de «cause» à propos des psychotropes et des anti-douleurs,
– sur la délicate question de la relation entre les différentes acceptions de la notion de «mal» dans les domaines médical et moral.

La distinction entre douleur et souffrance me paraît pertinente, c’est le critère de cette distinction qui me le semble beaucoup moins.
Je vais défendre ici, non l’idée d’une double identification douleur/physique, souffrance/psychique, mais une combinaison de ces 4 termes. Le but est de proposer et de justifier des distinctions étiologiques du «mal» exprimé en première personne, et en inférer des catégories thérapeutiques.

L’Association Internationale pour l’Etude de la Douleur (IASP) définit ainsi la douleur :

«La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles ou décrites en termes de telles lésions.»

Pour la souffrance le dictionnaire donne :

«Fait de souffrir, d’éprouver une douleur physique ou morale; état d’une personne qui souffre. Souvent au plur. Fait d’éprouver une douleur physique. Synon. douleur(s).»

On le voit, dans la terminologie médicale, la souffrance est souvent assimilée à la douleur.
Si l’on se réfère à la première définition de la souffrance citée plus haut, elle décrit le ressenti, la dimension psychique de la douleur, du mal éprouvé.

Remarque.
Le terme de souffrance possède aussi un autre sens, est employé dans des circonstances qui peuvent paraître à première vue bien éloignées des emplois décrits plus haut :

«[En parlant d’un envoi, d’une expédition] En attente de parvenir à son destinataire ou d’être retiré(e) par lui. Colis, lettre en souffrance. Objet en souffrance. Objet qui n’a pu être acheminé à son destinataire.»

Différencier la douleur de la souffrance, quelques pistes.
Selon le sens commun, on l’a dit, la douleur est du côté du physique, quand la souffrance est du côté du psychique. C’est à dire, dans le cadre de la maladie, que la douleur désigne le «signal» corporel transmis par voie nerveuse au système neuronal, quand la souffrance décrit le ressenti de cette douleur par le sujet, son interprétation subjective, la manière qu’a le patient de «vivre intérieurement» l’expérience de la douleur.

Deux remarques.
– Le terme de souffrance peut être employé plus largement sans qu’il soit associé à une douleur physique : on parle alors de souffrance psychique, maladie mentale, dépression… (voir plus haut)
– Le terme de douleur peut aussi dans certaines circonstances désigner le mal psychique : la mater dolorosa (douleur de Marie à la mort de son fils le Christ). Notons que le mot douleur est employé couramment lors des décès pour désigner la peine des proches, lors des deuils : voir le mot «condoléance».

Si on revient maintenant à la dernière définition de la souffrance que nous avons rappelée, un objet en souffrance est un objet qui «attend», qui n’a pas trouvé son destinataire. Plus généralement on dira qu’une personne souffre d’une émotion, d’un vécu, qui n’a pas réussi à être verbalisé, qui n’a pas trouvé son sens dans l’histoire subjective du sujet. On souffre de ce qu’un vécu reste en attente d’être dit, articulé dans le langage. Analysé.
La douleur, quant à elle, est donc sans doute ce reste, ce «mal» éprouvé qui ne peut être verbalisé, «sublimé», analysé, compris, qui ne peut disparaître, être dissous par la parole dans le langage. Ainsi de la perte d’un être cher.

La douleur appelle la solitude, la souffrance appelle la présence de l’autre.

La douleur n’est pas plus «physique» que la souffrance. Elle sont toutes deux des expériences subjectives, psychiques.

Mais, l’une est d’autant plus forte que sa cause est consciente, alors que l’autre est d’autant plus forte que sa cause est inconsciente.

On dit d’un malade hospitalisé qu’il «souffre». On dit «souffrir» du genou. Où est le rapport au langage ? Revenons sur la notion de souffrance comme attente : le patient (qui «patiente») attend d’être soigné, d’être guéri. Il attend patiemment de recouvrer autant que faire se peut la santé. Son corps est donc bien (comme la lettre des PTT) en «souffrance». Un genou amoché «attend» de retrouver ce à quoi il est destiné. Il «souffre» de ne pas plier.
Douleur et souffrance sont confondus dans leur premier symptôme : «J’ai mal».
Elles se différencient dans leur étiologie.

Conséquences éthiques pour la médecine et les pratiques hospitalières.

Distinctions étiologiques :

A- la douleur dite «physique», i.e. celle informée nerveusement par un dysfonctionnement du corps propre.
B- La douleur dite «psychique», celle informée «clairement et distinctement» par une perte dans les conditions existentielles (perte d’un proche, d’un organe, d’une liberté de mouvement, de temps à vivre etc.)
C- La souffrance dite «physique», épreuve du temps (objectif) du recouvrement de la santé.
D- La souffrance dite «psychique», épreuve du temps (subjectif) de la formulation d’un traumatisme (en fait d’un vécu).

Conséquences quant aux fins thérapeutiques :

A- Suppression de la douleur «signal» (car plus de rôle dès lors que la maladie est prise en charge), abaissement de la douleur chronique (qui prend fin avec la fin de la maladie elle-même). Abandon de l’esprit à l’imaginaire, identification au corps propre.
B- Le deuil, i.e. l’acceptation de nouvelles contraintes existentielles, et, plus essentiellement, acceptation de la finitude. Abandon de la personne au mystère, aux voies impénétrables, à l’incompréhensible, au non-savoir.
C- La sérénité, i.e. visualisation de futurs jours meilleurs. Confiance, abandon de l’individu au thérapeute. Création d’un «patient».
D- L’entente. Avoir trouvé une «oreille». Abandon du sujet à son propre discours.

Conséquences quant aux moyens thérapeutiques.

A- Anti-douleur.
B- Le silence. L’acceptation de l’imcommunicabilité radicale de la douleur et le respect de la solitude essentielle du travail de deuil.
C- Transparence du diagnostic, exposé clair des traitements possibles et de leurs conséquences, abandon du choix du traitement au malade (pour qu’il accepte de s’abandonner lui-même ensuite).
D- Le don. Donner les conditions favorables à l’émergence du discours de l’Autre, cf Freud (écoute, interprétation, transfert), Lacan (économie structurale des 4 discours fondamentaux, Parler depuis le non-savoir…), Kierkegaard (la grâce), Lévinas (accueillir la vérité de la parole de l’Autre)… Bref, une question d’éthique.

JMV