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Lacan et les TCC (suite et fin)

(Un lien en bas de page conduit à l’intégralité du texte)

On s’étonnera peut-être du ton et de la radicalité de notre propos. Postulons que c’est le sujet (l’éthique de la psychanalyse) et son auteur (Lacan) qui nous l’imposent. En effet, le débat autour de la psychanalyse avec les accusations d’ésotérisme dont elle est l’objet depuis ses tout débuts, nous paraît devoir demeurer vain tant qu’on ne le radicalise pas, c’est-à-dire tant qu’on ne revient pas à la racine de leurs différends, au point de disjonction, point à partir duquel apparaît le fameux phénomène d’incommensurabilité cher à Kuhn. L’éthique lacanienne étant spécifiquement radicale, la porte de sortie qu’il nous laisse est remarquablement étroite. Une voie aride et sans métaphores, sans jeux de mots, sans contradictions, une voie dans laquelle la science pense et où les mondes réels sont enfin possibles.

Lacan versus Lewis.

Lewis, et de l’autre côté du miroir, où les logiques s’inversent et où l’impossible devient réel, Lacan.

La voie n’étant pas navigable entre ces deux rives de la Pensée, nous avons tenté (1re partie) d’y installer des passerelles, qui en marquent les saillantes oppositions. Celles-là nous les espérons solides. Passant ainsi de Lacan à Lewis, nous y avons installé nos patients et nos thérapeutes (début de la 2e partie), puis nos outils d’analyses lewissiens (fin de la 2e partie). Dans la 3e partie nous avons observé comment se comportaient nos riverains à l’abord de la pluralité des mondes, à la recherche de contradictions.

Une telle méthode, qui explore un système pour en éprouver la solidité, demande qu’on porte tous nos efforts dans le même sens. De là, peut-être se dégage-t-il une impression de parti-pris obtus. Alors qu’il nous semble au contraire avoir observé au mieux, dans la limite matérielle de cet exercice, le principe de charité à l’égard des T.C.C.

Nous tenons à remercier tout particulièrement Monsieur David Jousset pour son aide précieuse dans l’élaboration de ce travail, ainsi que Messieurs Michel Walter et Pascal David pour leur lecture critique.
Nos remerciements vifs et chaleureux vont enfin à Monsieur Alain Juranville, sans le soutien, les conseils et les lumières duquel, plus de vingt années durant, toute cette entreprise eût été impossible.

Nous vous conseillons vivement, pour vous aider dans votre lecture, d’imprimer et garder sous la main les pages 124 et 125.

Une dernière remarque : les trois premiers billets (Lacan et les TCC 1, 2 et 3) correspondent aux 19 premières pages du texte, vous pouvez donc, en cas échéant, aller directement à la page 20.

Le texte est disponible ici.

Bonne lecture,

JMV

Lacan et les TCC (3)

Revenant à ces textes de Freud et d’Aristote, Lacan ré-interroge le rapport du thérapeute à l’éthique, il affirme (il ne le dit pas tout à fait dans ces termes, il le mi-dit…) que la psychanalyse est le modèle terminal de l’éthique, son référent exemplaire, et que donc la psychanalyse en s’interrogeant a la tâche et le devoir de redéfinir ce que c’est que l’éthique.
Poursuivant notre but, nous n’irons pas plus loin dans l’exposition des rapports intimes qu’exprime Lacan entre psychanalyse et éthique. Une année (1959-60), un séminaire entier de 24 séances lui est consacré.
Nous n’irons pas plus loin parce que nous savons que la méthode, la démarche et les principes de la démarche, la terminologie et les références seraient toutes et tous refusés d’emblée par quiconque n’y est pas d’abord sensible (initié, diraient les non-initiés).
Nous n’irons pas plus loin dans ce sens là, précisément.

Le débat autour de la santé mentale, qui est assurément un débat éthique parce qu’il se joue sur le plan politique (il interroge et divise le politique lui-même)(1), cristallise les positions autour de celles, les plus radicales, de Lacan et des comportementalistes.

En opposant Lacan et les T.C.C. nous avons simplifié.

Mais nous croyons avoir montré suffisamment dans cette introduction que, si les positions psycho-thérapeutiques sont diverses dans les faits, elles doivent se partager suivant cette ligne qui va de l’éthique au symptôme en passant par l’identité personnelle, la norme, le réel et le savoir. Ligne le long de laquelle s’adossent, dos à dos, très exactement, lacaniens et comportementalistes.

Lesquels ne s’entendent pas.

Nous ne convoquerons pas ici l’ensemble des arguments, souvent de basse qualité, que ces différentes écoles avancent les unes contre les autres(2). Nous n’avons pas non plus la prétention de trancher le débat, seulement de remarquer que le mode de justification de chacune comme leur méthodologie, par leurs divergences mêmes interroge l’ontologie de la santé mentale. Or si, suivant Aristote, la santé est la fin de la médecine, et donc la santé mentale la fin de la médecine psychique, il s’agit d’un débat sur les fins de l’action, donc une question d’éthique. Ici d’éthique médicale.

Nous pensons donc qu’en posant la question : qu’est-ce que la bonne santé mentale ? nous intervenons, non pas seulement dans le champ de l’éthique médicale, mais sur sa définition même.

Sur cette question, nous avons vu lors du travail préparatoire ci-dessus (cf les billets précédents), que deux positions sont radicales au regard de l’éthique : ou bien on tente de la sortir entièrement de son champ, de tirer l’activité psycho-thérapeutique sur le terrain de la neutralité objective, impersonnelle, donc dans un discours en troisième personne ; ou bien on la place au contraire au coeur de la question éthique, c’est-à-dire au centre des questions sur les fins de l’action humaine, et chacun dans le face à face, thérapeute et patient, est appelé à s’exprimer depuis la singularité de sa propre personne, dans un discours, donc, en première personne.

Nous allons ainsi nous focaliser sur cette question : L’entretien psycho-thérapeutique doit-il se penser et se pratiquer en première ou en troisième personne ?

Le problème que nous allons rencontrer est alors d’abord d’ordre méthodologique :

1- les divergences entre ces deux positions sont telles qu’il est impossible de les articuler au-delà de l’opposition qui les rassemble dans la question. À partir de ce schisme, tous les concepts prennent un sens différent(3) : aucune entente n’est possible sur des notions principielles de la philosophie, et donc de l’éthique, comme une preuve, une vérité, un savoir, un esprit, un concept, une définition, une image ; sans parler par conséquent des concepts spécifiques comme le symptôme, l’autisme ou le réel.

2- Puisqu’on on ne peut les articuler dans une analyse argumentative, comparative, nous sommes réduit à ne pouvoir les étudier qu’indépendamment l’une de l’autre. L’analyse que nous venons de mener vient à ce point de butée, au-delà duquel nous ne pouvons continuer à les tenir ensemble.

3- Or nous savons que nous ne pouvons valider la psychanalyse de l’intérieur, en usant de ses propres concepts, simplement parce que, comme l’avait déjà souligné K. Popper, il est impossible de l’invalider. Et ce, justement, parce qu’en principe elle refuse les critères de la science. En fait rien ne peut venir faire taire la psychanalyse parce qu’au fond, elle est toujours déjà prête à le faire(4), c’est même à cette qualité que la psychanalyse reconnaît ses ouailles. Le bon psychanalyste est celui qui sait voir qu’il y a quelque chose à dire après le mot de la fin. Qui ne brise pas la chaîne des signifiants. Et surtout pas devant la volonté de faire taire. C’est trop parlant.

4- En revanche, les théories psycho-thérapeutiques cognitivo-comportementalistes sont chatouilleuses, comme toutes les sciences, dont elles réclament le label. Si l’on prouve, ou bien que ce qu’elles décrivent ne correspond pas aux phénomènes observés (critère d’adéquation empirique), ou bien qu’elles sont contradictoires avec elles-mêmes (critère de consistance), alors elles se taisent.

En conséquence, nous allons partir d’une situation archétypale, un entretien thérapeutique entre un psycho-thérapeute comportementaliste et un patient dépressif, avec prescription d’anxiolytiques.
Par cohérence, nous n’utiliserons pour l’analyse de cette situation, parmi les outils conceptuels et méthodologiques de la philosophie, que ceux qui sont compatibles avec notre objet. Et donc, que les T.C.C. seraient à même de valider.

L’objectif est de parvenir à relever une contradiction :

1- pour invalider l’approche en troisième personne de la psycho-thérapie C.C. ;
2- pour soumettre un critère de circonscription de l’éthique médicale ;
3- pour apporter des éléments de validation extérieurs à la psychanalyse.

(Suite au prochain billet, vers le 15 décembre)

Jean-Marie Vidament

(1) En témoigne l’articulation très forte entre éthique et politique, telle qu’elle est soulignée par Freud autant que par Aristote, dans les deux textes cités par Lacan.
(2) En gros, «scientistes» d’un côté, «charlatans» de l’autre.
(3) Cf le phénomène d’incommensurabilité sémantique de Thomas kuhn.
(4) Remarquons que pour bien écouter il ne faut pas se taire, mais n’avoir rien à dire. Une manière de caractériser la fameuse «écoute flottante». Celui qui commence, pour écouter, par taire ce qu’il a dire, n’écoute pas, il juge et attend pour reprendre la parole.

Lacan et les TCC (2)

C’est l’une des ruptures essentielles de Lacan avec Freud : ce premier affirme en effet la possible positivité du symptôme. Dès 1953, Lacan le définit comme une structure de langage (métaphore en fait) qui vient structurer le sujet. Chez lui le symptôme n’est a priori ni bénin ni malin, il caractérise un sujet. À partir de 1974, avec l’introduction du noeud borroméen, le symptôme est exprimé comme rapport, comme «ce qui ne va pas» dans son nouage, ou comme nouage (rond du Nom-du-Père), aux trois instances, de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Le symptôme est alors à la fois ce qui nous structure, nous «fait tenir», et à la fois ce qui exprime «ce qui ne va pas». Il faut attendre 1976 pour que Lacan affirme que le but de l’analyse, et au fond, de la vie, est de «savoir y faire avec son symptôme». À partir de cette date le symptôme constitue idéalement l’identité même du sujet, l’identification au symptôme constituant le marqueur de la fin de l’analyse.

Ainsi, comme chez lui la psychose n’est a priori ni bonne ni mauvaise (1), le symptôme n’est pas, a priori, source de souffrance. Il est de l’ordre de l’identité, et en ce sens il est inéliminable. Suivant, la psychanalyse lacanienne ne cesse de dénoncer les T.C.C. Au motif que sous les apparences de mieux être, elles renforcent au contraire le surmoi. Le patient, en apprenant du «sachant» à «gérer» son mal-être, apprend surtout à régler son comportement depuis le point de vue du thérapeute, qui incarne par transfert le surmoi. Ainsi le patient s’identifie-t-il au surmoi et fait violence au symptôme, dont il refoule, voire nie le sens. Le lacanisme (pour employer ici un lexique heideggerien, dont Lacan fut marqué) considère le symptôme comme la saillance, la contraction d’où sourd le dit authentique de l’être, d’où le dévoilement du sens est seul possible. Le symptôme est l’ouverture de la parole propre du «je» dans le temps réel, qui déchire la plénitude du corps imaginaire. Le symptôme est cette béance où se maintient le jeu du réel et du symbolique, béance ouverte dans l’imaginaire du corps, contre son unité fantasmée dans le temps de la science. Le symptôme ouvre, ou plutôt est l’ouverture faite au discours du sujet, en première personne. En niant ou repoussant à toutes forces le dire advenant du symptôme, en prétendant trouver refuge depuis le discours impersonnel du thérapeute «supposé savoir», en quittant autant que faire se peut sa position de personne pour rejoindre le point de vue sans point de vue de la neutralité scientifique, le patient rejette le «je» pour le «on», fuit la première pour la troisième personne (2).

C’est précisément cette difficulté qu’entrevoit Freud dans Malaise dans la civilisation, oeuvre tardive (1929), au travers de laquelle il interroge un paradoxe ouvert par la psychanalyse : l’homme à mesure qu’il se civilise multiplie les contraintes et donc réprime ses pulsions. Il échappe ainsi, dans le confort certes, à nombre de désagréments, à de nombreuses souffrances, dont au premier chef les risques de mort violente, mais au prix de la répression de ce qu’il y a de plus immanent, instinctif, primaire en lui. Il semble, pour Freud que, paradoxalement, l’homme qui croit pouvoir trouver une voie d’épanouissement dans la civilisation y trouve surtout, pour la stabilité et la pérennité de la collectivité, pour le «on», à rejeter, réprimer, effacer, sa spontanéité subjective, son identité immédiate inscrite dans la spontanéité pulsionnelle du «je». L’homme civilisé intériorise le surmoi, choisit la civilisation au détriment de l’amour, le mieux-être et la cohésion sociaux au plaisir égoïste. Or ce commandement social, «neutre» (le «on») qu’exige la civilisation, Freud affirme qu’il est précisément ce que les institutions culturelles appellent l’éthique (3).
Il faudra donc attendre Lacan, et sa séance du 18 novembre 1959 de son séminaire 7, soit trente ans, pour proposer un discours qui dépasse le sombre paradoxe soulevé par Freud. Qui trouve à ré-ouvrir entre-eux les champs de l’éthique et de l’économie des désirs.

Jean-Marie Vidament

(1) La bonne psychose étant même la structure de l’analyste, selon lui.
(2) Troisième personne qui, cela dit en passant, à la différence de la première, n’est jamais une personne.
(3) Voici, dans la toute fin de Malaise dans la civilisation, la vision sombre de l’éthique par une psychanalyse proche de son point de rupture : «Ce surmoi-de-la-culture a des exigences. Concernant les relations des hommes entre eux, cette exigence se manifeste sous la forme de l’éthique. L’éthique est une tentative thérapeutique, un effort pour atteindre un commandement du surmoi. Il s’agit d’écarter le plus grand obstacle de la culture, le penchant à l’agression. Mais l’éthique est trop exigeante, elle se soucie trop peu du moi : elle édicte un commandement sans se demander s’il est possible de l’observer. La directive « aime ton prochain comme toi-même » est impraticable. L’éthique dite naturelle n’a ici rien à offrir si ce n’est la satisfaction narcissique d’être en droit de se considérer comme meilleur que ne sont les autres. L’éthique qui s’étaye sur la religion fait intervenir ici ses promesses d’un au-delà. J’estime qu’aussi longtemps que la vertu ne trouvera pas sa récompense dès cette terre, l’éthique prêchera en vain.», S. Freud, Malaise dans la civilisation, chap. 8.

Lacan et les TCC

Le 18 novembre 1959, Lacan, dès l’ouverture de son septième séminaire, L’éthique de la psychanalyse, interroge la dimension morale, ou plus précisément éthique, de sa pratique. Dans cette perspective il convoque deux textes, L’éthique à Nicomaque d’Aristote, et Malaise dans la civilisation de Freud.
Aristote, après avoir remarqué, en ouverture du texte, que toutes les actions tendaient vers quelque bien, les distingue sous deux catégories : celles qui sont à elles-mêmes leur propre fin (immanentes au sujet), les praxis, et celles qui sont pour autre chose, dont la fin leur est extérieure (poïésis), dans une production. Dès l’alinéa suivant Aristote définit la santé comme la fin de l’art médical. Sous quelle catégorie, de la praxis ou de la poïésis, devons-nous le ranger ? À première vue, la «pratique» de la médecine ne rend pas la santé à celui qui l’exerce. C’est au moins vrai pour la médecine somatique. Qui a pour objet et fin la santé du corps et est donc à classer parmi les activités poïétiques. Mais qu’en est-il de la psychiatrie ? Ou, pour articuler où nous voulons, qu’en est-il de la médecine, de la thérapie qui a pour fin la santé mentale ? Une autre manière de poser la question serait la suivante : cette activité s’apprend-elle dans les livres ? Ou encore, pour user d’une distinction qui court aujourd’hui : est-ce un savoir-faire ou un savoir-être ? À cette distinction nous préférerons celle-ci : connaissance ou savoir ?
C’est, nous croyons, en tentant de répondre à cette question, à propos de ce point précis que deux écoles se sont forgées et ont historiquement creusé leurs différences. Nous devrions dire deux types, ou deux genres d’écoles. Car elles sont multiples. Sur cette question de la santé mentale, ou bien les psychothérapies, pour prendre un terme large, englobant, visent la connaissance ou bien elles visent le savoir. Ou bien elles tendent à se constituer entièrement hors de la personne du thérapeute, ou bien elles tendent à se constituer dans la personne même du thérapeute. Deux idéaux que la distinction aristotélicienne (praxis versus poïésis) permet d’opposer strictement. D’un côté la psychiatrie «classique», de tradition occidentale, «dure», matérialiste, moniste physicaliste, dans le droit prolongement de la médecine somatique elle-même occidentale ; de l’autre la psychanalyse lacanienne, nous paraissent fournir les deux positions les plus fermes et les plus claires sur cette question. Ou bien la «bonne santé» mentale s’instruira dans le temps , sera l’objet d’un progrès par les sciences, la recherche et l’enrichissement conséquent des connaissances, ou bien elle se pense d’abord comme la vertu, la disposition du seul thérapeute, disposition contaminante, donc, dont le patient profite à son contact.
Il nous semble urgent, dès à présent, de répondre à cette nouvelle question : est-il possible de légitimer une position thérapeutique intermédiaire ? Un thérapeute peut-il s’assigner une double fin, subjective et objective, considérer sa tâche comme visant à la fois sa propre fin et une production extérieure ? Sa bonne santé mentale en même temps que (et par) la constitution de connaissances positives sur le sujet ?
Sur ce point Aristote nous fournit une réponse claire : tout art a sa fin propre à laquelle toutes les autres sont nécessairement, logiquement subordonnées. Et ce par définition. La question semble donc pouvoir être logiquement tranchée, en vertu des concepts, si ce n’est dans les faits. Qu’un thérapeute ou qu’une thérapie hésite dans les faits, il ne reste pas moins attendu qu’il ou elle tranche.
Si nous insistons tant sur l’exclusivité de cette alternative, c’est parce qu’un enjeu conséquent s’y tapit. En travaillant à exprimer entièrement le pouvoir causal, la vertu thérapeutique hors de l’agent, certaines médecines tentent très clairement de sortir l’exercice médical de la sphère éthique. Alors que, de l’aveu même de Lacan dans le séminaire 7, l’éthique est rien moins que l’enjeu et la fin suprême que vise la psychanalyse. Dans le séminaire 23 il ira plus loin (si l’on peut), affirmant que la psychanalyse vise la sainteté, qu’en s’identifiant à son symptôme, l’analysant au cours de son analyse devient un «sinthome».
En effet, ce n’est pas hasard si Aristote commence son ouvrage majeur sur l’éthique par distinguer praxis et poïésis. La circonscription des activités humaines relevant véritablement de l’éthique est là selon lui. Il s’agit de discriminer les activités valant pour elles-mêmes. L’éthique aristotélicienne s’introduit par l’axiologie. Est d’abord axiologique. Qu’est-ce qui vaut, et qu’est-ce qui vaut plus que quoi ? Qu’est-ce qui n’a de valeur que relative, qui n’est un bien que pour autre chose, et qu’est-ce qui vaut finalement uniquement pour soi-même, qui est une valeur en soi, une valeur absolue, ou, pour le dire à l’envers, qui est absolument une valeur ? Seules les activités relevant de ce critère relèvent directement de l’éthique et de la question du Bien.
Et sur ce critère donc, la partie de la médecine ayant pour fin la santé mentale doit ou devra répondre. Encore une fois, que de fait certaines écoles, mouvances ou mouvements psycho-thérapeutiques ne se soient pas clairement positionnés ne doit pas affaiblir notre démarche et nos conclusions à venir. Le seul fait de l’exclusivité de la réponse en droit nous suffit.
Et alors, nous objectera-t-on, en quoi le fait que l’activité psychiatrique ne relève pas des fins dernières de l’action humaine pourrait-il être blâmable ? N’est-ce pas au contraire un soucis louable pour une science que de tenter de s’affranchir autant que faire se peut des interférences subjectives, des interprétations variables du thérapeute ? N’est-ce pas entrer dans une voie sereine et sûre que de border, protocoliser, uniformiser la profession ? N’est-ce pas la protéger de l’erreur individuelle que l’asseoir sur le socle des acquis de la communauté scientifique ? Exiger que la règle qui conduit mon action soit exigible de tous mes collègues, n’est-ce pas le fond kantien de l’entrée dans la vraie morale ? N’est-ce pas s’approcher d’autant de la prétention à l’universalité de l’éthique que de vouloir dégager collégialement une norme de la santé mentale ? N’y a-t-il finalement rien de plus éthique que de vouloir sortir de l’éthique, de ses perpétuels questionnements, de ses imprécisions, de ses tours et détours, de cette zone de turbulences, d’incertitudes et d’interprétations subjectives ? N’est-ce pas le propre de la vie morale que d’observer des règles ? Ne faut-il pas des règles, des normes ou des lois pour partager le Bien du Mal ? N’avons-nous pas précisément besoin d’une norme pour discriminer le normal du pathologique ? Un comportement symptomatique d’une psychopathologie peut-il être caractérisé en principe autrement que par rapport à une norme, fût-elle implicite ? N’y a-t-il donc pas un objet à construire, une production objective, disons une théorie, un artéfact applicable, également utile à tous, qui réponde à et de cette normalité et apprenne à tous comment en corriger les déviances ?
On le voit, certaines écoles se réclament du sens «pratique».
Au sens où un sac, avec ses poignées, est pratique pour faire les courses. C’est-à-dire idéalement conçu pour accomplir telle tâche déterminée. Certaines écoles, les T.C.C. par exemples, sont particulièrement fières d’être particulièrement pratiques, au sens elles sont remarquablement compétentes à replonger rapidement dans une foule hystérique n’importe quel agoraphobe chatouilleux. Si tant est qu’il soit normal d’aimer se faire bercer par une foule hystérique.
Ces thérapies partagent une approche basée sur les connaissances issues de la psychologie scientifique, et obéissent à des protocoles relativement standardisés, dont la validité est dite basée sur la preuve. En somme, ici pratique veut dire efficace. Au sens où un maximum d’effet est produit par un minimum d’effort. Les T.C.C. sont aussi pratiques qu’elles s’entendent à supprimer des symptômes désagréables. Le thérapeute C.C. sait vous soulager de vos phobies, calmer vos angoisses et traiter vos addictions. Il le sait parce qu’il sait aussi bien que vous, un, repérer un symptôme, (c’est le propre d’un symptôme que d’être «visible de l’extérieur») ; deux, s’accorder avec vous sur le but à atteindre (généralement la suppression dudit symptôme). Un maximum de soulagement pour un minimum de contraintes (les «techniques» utilisées étant le plus souvent «softs».) Un exemple (apparent) d’application de la règle dite du maximin.
Le raisonnement trivial qu’on observe en faveur de telles démarches pourrait se résumer ainsi :

– La bonne santé mentale, comme la bonne santé physique, est difficile à définir ;
– en revanche chacun sait définir sa perte par l’apparition de symptômes malins ;
– le but de la médecine (φ ou ψ), est donc la disparition de tels symptômes.

Mais, en procédant ainsi, ne sommes-nous pas en train de jeter le bébé avec l’eau du bain ? En visant à supprimer le symptôme malin, ne nous privons-nous pas aussi de la possibilité d’un symptôme bénin, de quelque chose capable de nous faire positivement du «bien», aussi bien qu’on souffre de ce que telle ou telle situation nous fasse «mal» ? De circonstances heureuses, enthousiasmantes, comme d’autres sont angoissantes, déprimantes ?

JMV