Inventer le numéro zéro

On dit que ce sont les Arabes qui ont inventé le zéro.

Nous, on va se demander tout de suite ce qu’on peut bien vouloir dire par là. Inventer le zéro. Quel sens peut-il y avoir à dire du zéro qu’il est l’objet d’une invention. On connaît des inventeurs, on en a des images, les figurant dans un atelier bordélique, fichant des tuyaux dans des machines compliquées, dessinant des enchevêtrements de roues crantées ou sur la photo d’un journal recevant un prix à la Foire de Paris. Ces inventions auxquelles on pense sont des truquages de la nature élaborés par des cerveaux imaginatifs. Et la valeur de l’invention est généralement inversement proportionnelle à son évidence naturelle, à sa ressemblance avec les productions directes de la nature. On est généralement épaté quand l’invention procède de sophistications. Au XIXe, on restait baba devant le train, devant les aéroplanes et les premières machines électriques. On l’est plus encore, on salue chapeau bas les trucages simples, qui mettent en évidence, en les détournant pour notre jouissance, des lois des puissances naturelles. On applaudit les petits malins qui inventèrent le sablier, le cadran solaire ou le fil à couper le beurre.

Quant à inventer le zéro…

Deux aspects nous choquent dans cette expression. D’abord parce qu’il nous semble qu’on n’invente pas quelque chose qui existe par soi-même, quelque chose qu’on n’a pas produit, fabriqué, trituré, qu’on n’invente pas ce qui n’est pas le produit de la sueur et du calcul. On serait tenté de ranger l’inventeur du zéro aux côtés de l’inventeur de l’eau tiède, de juger que c’est un peu facile. Ensuite par la nature même de l’objet. Le zéro ne désignant rien, on ne serait pas long à dire que c’est là proprement n’avoir rien inventé. On s’insurge beaucoup aujourd’hui contre ces labos qui déposent des brevets sur des molécules ou des variétés de pommes de terre, ces productions directes de la nature, qu’ils s’approprient. Mais quel statut pour l’inventeur d’un terme qui désigne le néant ?

On sort de ces difficultés quand on s’aperçoit que le mot invention désigne moins une élaboration, une construction, qu’une découverte. Inventer c’est découvrir, lever le voile, mettre au jour ce qui existait déjà sans qu’on en ait eu pleinement conscience. Inventer c’est diriger le regard, faire voir. D’où le mot inventaire, activité qui mène vers un certain savoir de ce qu’on ne savait plus qu’on possédait pourtant. On parle d’ailleurs en archéologie de l’inventeur d’une grotte. L’inventeur lève le voile sur un patrimoine oublié. L’inventeur est un guide qui vous conduit par des voies qu’on n’emprunte pas, qu’on n’emprunte plus, et vous fait découvrir ou redécouvrir des merveilles, des trésors inconnus ou qu’on avait oublié qu’on avait. L’inventeur vous conduit ou reconduit aux sources, il vous fait recouvrer des bienfaits, des facultés naturelles ou des richesses culturelles oubliées. L’inventeur, essentiellement, est un lutteur qui lutte contre l’oubli, qui nous détourne du détournement. Qui nous fait voir ce qu’on ne savait pas voir, ou ne pouvait pas voir, ou n’osait pas voir. Ou plus radicalement qui nous fait voir ce qu’on ne voulait pas ou qu’on ne voulait plus voir. L’inventeur vous montre les choses autrement.

En inventant la pile électrique, Volta met en évidence des puissances cachées de la nature. Chaque inventeur nous présente en nous les rendant manifestes des propriétés pourtant toujours déjà là, à portée de main. Les inventeurs nous font la visite, ils explorent devant nous, nous précèdent et nous guident au sein de notre propre domaine, cette vaste propriété dont nous avons a priori la jouissance.

On peut ainsi sans rougir inventer des choses simples.

Inventer le zéro n’en demeure pas moins un acte spécial. C’est mettre le doigt, dans l’inventaire des choses du monde, sur ce qui n’en fait justement pas partie. C’est pousser le bouchon un cran au delà du devoir d’inventaire. C’est faire le pas de plus, celui qui nous précipite dans le vide. Inventer le zéro, c’est désigner un interstice, c’est nommer l’innommable, créer un mot de plus qu’il ne recèle de choses. Pour tout dire l’inventeur du zéro dût être assez couillu.

Qu’est-ce qui est zéro ?

Le zéro n’est pourtant pas tout à fait le vide, le rien, le néant. Le zéro est d’abord un objet mathématique, un ordinal qui entre comme le point de départ d’une série. C’est un objet pratique qui ouvre des possibilités de calculs. C’est un nombre que la banalité d’usage rend aujourd’hui à peu près semblable aux autres. Il aura malgré tout fallu qu’il passe plusieurs siècles entre son usage et sa compréhension. Il aura en fait fallu attendre la fin du XIXe siècle et Les fondements de l’arithmétique pour que Frege livre une théorie solide quant à l’ontologie du nombre. Un nombre est un objet logique, un concept entièrement produit par le langage de la logique. Ainsi zéro est la grandeur, la taille de l’ensemble des signifiés, c’est le cardinal des réponses, des objets visés, désignés par la proposition A ≡┐A. La proposition contradictoire. Zéro (0) est le cardinal des signifiés du signifiant contradictoire. Frege obtient son premier nombre. Il en a créé très exactement un (1). Ça tombe bien. De là, un (1) est le cardinal du cardinal des signifiés du signifiant contradictoire. Je vous laisse construire la suite.

Notez qu’un nombre n’est donc pas la propriété directe d’un objet, mais la propriété d’une propriété. Par exemple être trois (3) n’est pas la propriété d’un objet en particulier (quel sens pour un objet d’être « trois »?), mais la propriété qu’ont en commun tous les ensembles de trois objets. Un nombre est donc une double abstraction. On abstrait, on retire deux fois. Ainsi le zéro, qui ouvre la lignée, est une double abstraction à partir de rien. De ce rien que la contradiction désigne, obtenu à partir du tout dont on a précisément tout retiré. Et dont on retire quelque chose : le nombre zéro.

Le zéro n’est donc pas le trou, le rien, le néant lui-même, mais une de ses propriétés, une de ses qualités. Le zéro est une qualification de ce qui ne peut pas se dire. De ce qui, dans le langage, ne peut pas faire sens.

Comme la mort. Ou, peut-être, la jouissance pure.

Retenons bien : « zéro » ne désigne pas directement le non-sens, la contradiction, l’impossible, mais qualifie ce qu’ils désignent. C’est ce qu’ont en propre ce que certaines phrases viennent dire.

C’est une couleur.

On a dit que zéro était un nombre. Il convient maintenant de distinguer. Zéro peut qualifier une « taille », c’est un cardinal ; mais il désigne aussi (secondairement) un rang dans la série ordinale des produits cardinaux. En ce sens zéro est le premier de la série. Mais il y a encore un troisième usage du mot. En tant que numéro. Le numéro est le nom donné au rang dans la série ordinale (s’il suit un principe d’ordre significatif, sinon le numéro est dit nominal). Zéro est alors une sorte de nom. Un nom qui signifie quelque chose. C’est cette fois le nom propre qui vient qualifier directement un objet ordonné dans une série. Dire d’une star qu’elle est la numéro 1 des ventes, n’est pas seulement la désigner par l’une de ses qualités (sic), c’est aussi l’esseuler dans son nom, c’est aussi en faire un personnage unique, la désigner elle et elle seule, d’un nom qui vient se substituer à son nom. Cela devient un nom nu, par delà les qualificatifs, puisque d’une certaine manière elle ne devient comparable à aucune star puisque aucune n’est son égale.

Drôle de numéro que le numéro.

D’autant plus drôle de chose qu’un numéro zéro.

C’est un anti-nom.

Dans une série britannique des années soixante devenue culte, Le prisonnier, un homme se réveille un matin coincé sur une île, au milieu d’un village coloré aux effluves de paradis synthétique. Le plus insupportable pour notre prisonnier est de s’entendre appelé par un numéro (en l’occurrence le numéro six). Il se révolte et ne cesse de crier « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! ». Ce nouveau nom de baptême vient barrer l’autre et l’histoire que ce premier nom disait. C’est que notre héros dans sa vie d’avant s’était « fait un nom », un nom tissé dans la langue. Et en dialogue historique avec elle. Bien sûr, n’importe quel sujet social se voit attribuer des numéros (immatriculation, téléphone, dossard sportif etc.) mais ils ne concernent que des champs restreints et rarement la personne en tant que telle. Même le numéro de sécurité social n’enveloppe la personne, ne l’encapsule qu’en tant que sujet social. Le propre d’une personne est précisément de n’être « personne d’autre », ce que le numéro de sécu, à sa manière, réalise. Mais il le réalise abstraitement : il dit et désigne très objectivement le quantième bébé né dans tel lieu, tel mois de telle année de tel sexe. (Remarquons en passant que la localisation spacio-temporelle de la naissance est suffisante pour discriminer tous les citoyens : le sexe est en sus). Ce numéro vient donc dire qu’une place est faite, une place libre, une sorte de vide créé et identifié socialement, une place faite au nouveau venu, qu’il devra venir remplir de ses marques propres, de ses signes et de sa signature, qu’il lui est laissé libre d’occuper par une existence effective, comme nom signifiant quelque chose. C’est donc assez proche de ce qu’on appelle un numéro numéral, le pendant social de ce que le prénom de baptême vient inaugurer. On comprend dès lors la révolte du Prisonnier, elle vise cette réduction de sa personne à un nom de rang, vraisemblablement ordonné hiérarchiquement. D’où sa quête obsessionnelle : « Qui est le numéro un ? » il veut savoir, il veut opérer cette remontée ombilicale à l’origine (la mère). Et ne reçoit en retour, remarquons-le, qu’une réponse de celui qui ne peut dire plus que : « je suis le numéro deux » (le père). Et lui barre la route. Si nous faisons bien nos calculs, le Prisonnier est donc le quatrième de la fratrie dans cette famille numérale. Fratrie chez qui il cherche désespérément des alliances. Mais il comprend peu à peu que les frères se perdent dans les plaisirs des divertissements colorés et bruyants offerts par les obscurs régnants de l’île. Il devra en sortir seul. Et lutter contre ce qui deviendra désormais son seul véritable ennemi, une masse molle informe, blanchâtre et râlante, émergeant de la mer pour le remporter. Une sécrétion ? Le sperme de l’île ? Jouissante et conservatrice ? Là-dedans notre Prisonnier se débat, il fait son petit numéro de numéro six.

À y regarder d’un peu près il existe dans le cinéma (et d’abord en littérature), un autre numéro qui n’en finit pas de faire son numéro. En fait le numéro de rang suivant.

James bond lui se bat contre une organisation secrète appelée Le Spectre. Il est lui-même un agent dit secret, dont la discrétion est toute relative, puisqu’il se nomme à qui veut dès qu’il débarque dans un comptoir exotique. «Bond, my name is Bond.» Le rappel insistant, presque maniaque de son nom dit assez sa peur d’être lui aussi réduit à n’être plus qu’un numéro, le numéro sept (le double zéro qui le précède est un nom de code, qui indique le permis de tuer. Nous y reviendrons…). Lui aussi entend être un homme libre et entend bien le rester. Il en est une figure fantasmatique : argent, voitures puissantes, célibat heureux, détenteur des grands secrets des grands de ce monde ; monde dont il est le récurrent gardien du destin. Bond tient donc fort à son nom, qui le relie au monde civil, en maintient le lien. D’ailleurs lien en anglais se dit bond.

Bond, donc, se bat contre Le Spectre. Il se bat au nom de sa Majesté, autant qu’au nom d’un matérialisme clinquant à l’occidentale, fait d’alcools sucrés et de corps de femmes. Un monde de surfaces, opaques et réfléchies, où les lumières n’entrent ni n’émanent. Très précisément un monde de zombies, corps individualisés sans âmes. Contre les spectres hantant des steppes illimitées de l’est, esprits errants sans corps, ou aux corps mal définis, ouverts, mal contenants. Le rideau de fer polarisant, entre paranoïa et schizophrénie. Lutte à mort contre les spectres de Marx1.

Le numéro en est ici le symptôme, où se joue le travail du rapport entre le sujet et l’institution. Aussi entre l’individu et la personne. Le débat politique, qui traverse tout le XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, met en jeu le statut du sujet au sein de l’organisation sociale, avec comme risque sa réduction à n’être plus qu’un numéro, où risque de verser un communisme étatique envahissant, dans un enfer administratif kafkaien. Où risque aussi de verser l’atomisation individualiste occidentale, où chacun est à la mesure de tous, où tout se mesure, se chiffre, se compare et s’ordonne en rangs ordinaux. Cette passion des chiffres, que le dollar roi, maître étalon, vient sceller en principe d’ordonnance et de raison suffisante, se passe du concept même de sujet, qu’elle enferme et muselle dans une boite noire. L’individu est fait de surfaces qui fondent sa profondeur. Le chiffrage des comportements suffit. Bond d’ailleurs ne s’y trompe pas dans ses peurs. Car il a aussi un ennemi occidental, qu’on surnomme précisément Le Chiffre. The show must go on, la société occidentale est spectaculaire, entièrement donnée à voir, où chacun est appelé à faire son numéro.

Bond se débat avec le sien, précédé d’un double zéro, le permis de tuer.

Nous avons rappelé plus haut que le zéro est un nombre, qui fonde la génération des autres. Il appartient donc à la série des nombres. Il n’est pas hors de la série. Un numéro zéro n’est pas un hors-série. Il est le signifié de la matrice de la série et lui appartient. Seulement il est le nombre de ce qui est appelé par la contradiction. Par ce qui ne peut faire sens, qui se dédouble entre la jouissance matricielle originaire et la jouissance de la mort. Ce dédoublement du zéro est encodé dans le numéro qui vient renommer secrètement James Bond. Il est la puissance libérée du mâle abstraitement libre, un permis de jouir, le permis de donner la vie et le permis de donner la mort, donc le permis de tuer. Notons que le permis de donner la vie, la puissance créatrice, la fertilité de Bond est tue. Gageons qu’il s’en protège.

La capote est anglaise.

Ce qu’on doit à l’arabe c’est d’avoir mis le mot sur la non-chose. Ou sur la Chose, la chose innommable. C’est à dire sur le non-objet. Sur la chose au-delà de l’objet. Le mot sans l’icône, sans sa représentation, l’écriture qui se prend pour elle-même et poétise sur le vide. Ce qu’on doit à l’arabe, c’est d’avoir inventé le zéro qui comprend la mort dans la série de la vie et assume pleinement et complètement la finitude, une langue qui s’ouvre sur mille et une façons d’inventer des histoires pour mille et une nuits.

Car inventer a-t-on dit c’est fuir la fuite de la mort. Ce que fait Shéhérazade en inventant chaque soir une histoire nouvelle pour endormir son auditeur angoissé. Elle invente pour ne pas mourir. Il écoute pour ne pas mourir d’ennui.

Il y a du zéro.

Mais tant qu’on l’invente, tant qu’on le rappelle à son souvenir, tant qu’on invente contre l’oubli du zéro de la mort, on n’est pas un numéro. On est un homme libre.

Le vieux en institution est démuni et sans usage. Il ne sert à rien.

De quoi peut-il se servir, qui soit une mort inventée, qui ne le réduise pas à n’être qu’un numéro pour l’institution, un numéro zéro pour lui-même ? Un déchet de la langue, qu’on fuit, qu’on oublie très exactement, aussi exactement que l’avenir n’est plus inventé et nous laisse en présence du pur présent, imprésentable, de cette sorte de pur présent qui n’est pas un cadeau, le pur présent de ce qui se tourne asymptotiquement vers le zéro, qui est déjà le zéro, l’autre zéro, le méchant zéro côté face à la mort, pas le bon numéro qu’on invente, le récit de vie qui arrive pile dans un jaillissement créatif heureux, le bonheur. Ce que Proust dans Le Temps retrouvé appelle l’adoration perpétuelle, dans le roman l’invention du temps perdu, resurgi par le récit, par les mille et une histoires, la mémoire involontaire retrouvée, re-présentée, de la même texture temporelle que le présent et l’avenir : l’éternité.

Le double zéro est un permis de tuer, un zéro à double tranchant, le permis de tuer le temps en inventant des histoires, oublier d’un bon oubli, l’oubli sérieux du jeu de la vie qu’on invente.

C’est vivre ou laisser mourir2.

Jean-Marie Vidament,

Philosophe, Directeur de Ethical Formation

1CF Spectres de Marx, Jaques Derrida, Paris, Galilée, 1993.

2Cf Vivre et laisser mourir (Live and let die), Ian Flemming, 1954. Plon, 1964 pour la traduction. Ian Flemming est le créateur de la série des James Bond.