Perversion et amour, la question du mal dans l’histoire

Journée d’étude du CRAVS (Centre de Ressource sur les Auteurs de Violences Sexuelles)
Vendredi 13 mars, Hôtel Océania à Brest,
Intervention
donnée par M. Jean-Marie Vidament

Perversion et amour, la question du mal dans l’histoire

Remarquons tout d’abord ceci à propos des deux concepts de l’amour et de la perversion : l’amour est sans doute dans notre culture et dans notre tradition religieuse une valeur très positive, voire indépassable. La valeur des valeurs. C’est la valeur des poètes, la définition même du Christ, l’idéal de tous. L’amour est très largement aujourd’hui considéré comme le Bien suprême.
Au contraire la perversion apparaît traditionnellement comme l’autre nom du Mal et du Malin. Une manière de nommer le mal moral. Satan n’est-il pas aussi nommé le Tentateur, le Rusé, celui qui perturbe, détourne et pervertit les âmes ?
Ainsi la perversion peut apparaître comme la face négative de l’amour, être à l’amour ce que le Mal est au Bien.
La perversion peut être comprise comme une version dégradée de l’amour, un mode raté, voire un détournement de l’amour.
Comme de l’amour, mais de l’amour qui fait mal, de l’amour vache. Et pas seulement dans le cas du sadisme.
Du mal au cœur de l’amour.
La perversion plus que les autres structures (névrose, psychose), semble liée à l’amour, mais à une forme ratée, tordue, détournée.
Par une sorte de renversement, il semble que chez le pervers l’amour devienne un moyen pour la réalisation sexuelle, tandis que la norme voudrait que la sexualité ne fut que le moyen, moyen par excellence certes, mais enfin le moyen de réaliser l’amour, de « faire » l’amour. Lui donner consistance, lui procurer un lieu, lui donner une forme, une réalité.
Renversement des moyens et des fins ou l’inversion comme forme ultime de la perversion ; d’ailleurs « l’inverti » n’est-il pas pointé comme le premier des pervertis, disons des pervers ?
L’homosexualité n’a-t-elle pas longtemps été, et n’est-elle pas encore souvent, considérée comme une pratique « contre-nature » ? Et n’est-ce pas le propre de tout ce qui est « contre-nature », de tout ce qui détourne un objet de sa fonction naturelle, que d’être perverse ?
Pervertir n’est-ce pas détourner une chose de sa fin, pour satisfaire la fin de qui la détourne ?
Il semble que le pervers, au lieu de sublimer la sexualité au nom de l’amour, sublime l’amour au nom de la sexualité.

Si la perversion est un mode d’existence (une structure existentiale), elle ne peut être moralement marquée.

Il semblerait donc que la perversion soit le mal de l’amour, l’amour qui fait mal. De l’amour mal fait, mal fagoté. Que la perversion soit dans l’amour une expression du mal, au mieux avec un petit, au pire avec un grand « M », comme dans l’expression « le Bien et le Mal ». La mauvaise voie. La mauvaise pratique. Que la perversion soit à l’amour ce que le mal est à la pratique en général. C’est-à-dire une catégorie de la morale.
Voilà que nous rencontrons les catégories de la philosophie pratique : le mal, et plus complètement le couple Bien / Mal sont des catégories de la philosophie morale, voire, ne chipotons pas, de l’éthique.
Ici le philosophe s’inquiète : peut-on faire une réponse structurale à une question catégorielle ? Peut-on aligner une structure existentiale et une catégorie morale, même de la morale entendue avec un tout petit « m » ? Le philosophe, instinctivement, se méfie de tels mouvements de la pensée. Ce même mouvement qui répond que tout le mal de la société vient d’une catégorie sociale, d’une communauté culturelle ou cultuelle, d’une nationalité, bref, d’une manière déterminée et surtout pré-déterminée d’exister. Parce que tout le problème est là : s’il est déjà particulièrement délicat d’imputer une catégorie morale à un déterminisme social, comment alors pourrions-nous l’imputer à un déterminisme existentiel ? Parce que la morale, l’éthique, la philosophie pratique en générale suppose que nous soyons libre. Et lorsque nous parlons ici de supposition, il ne s’agit pas de parti pris, de vœu pieu ou d’espérance, mais de condition sine qua non, de préalable logique, d’un postulat sans lequel toute interrogation morale sur l’action est dénuée de sens. On ne se demande pas si l’action d’un animal ou d’une pierre relève du Bien ou du Mal, ou s’ils ont succombé à une tentation : on ne se le demande pas parce qu’on ne leur suppose ni intention ni capacité de choisir, ils suivent strictement les déterminations de leur condition d’animal ou de pierre.

Le pervers est capable d’amour vrai.

Nous tenterons donc ici d’échapper à toute position qui supposerait ou aboutirait à un déterminisme moral, à considérer qu’il existât une pré-disposition1 au mal, à laquelle le sujet ne pourrait échapper par nature. Cette démarche nous est immédiatement inspirée par l’observation d’un principe d’universalité quant à la condition humaine. Il n’y a pas a priori de bons ou de mauvais humains. Nous postulons que les catégories morales du bien ou du mal doivent rester indépendantes des autres catégories de l’existence, mêmes structurales.

Si la perversion est un mode d’existence (une structure existentiale), elle ne peut être moralement marquée. La perversion n’est pas (en soi) un vice.

Ainsi de deux choses l’une : ou bien nous considérons la perversion comme une forme, une manière d’exister, bref une structure existentiale, et nous défendrons alors l’idée quelle est «neutre» quant à la morale. Ou bien nous la considérons comme une disposition acquise, une forme dénaturée de la condition humaine, le résultat malin d’une série d’actions mauvaises, où le sujet a librement choisi et librement répété le choix du mal dans l’action, c’est-à-dire qu’il s’est forgé un vice, et alors oui, il faudrait considérer la perversion dans un rapport direct au mal. Cette thèse trouve d’ailleurs son appui dans l’Histoire : longtemps on a identifié la perversion au mal moral. Notamment et précisément dans les affaires de l’amour et du sexe. Le pervers est un vicieux, qui détourne les enfants, s’adonne à la sodomie, tourmente et torture. Dans les sociétés traditionnelles le pervers est celui qui détourne les hommes de la religion, transgresse les interdits et trouble l’ordre moral. La perversion n’est pas essentiellement distincte du Mal. Et dans nos sociétés occidentales traditionnellement organisées par le Christianisme, religion du Dieu fait Amour, la perversion est un dévoiement du message d’amour, et le Mal est essentiellement une perversion de l’amour. Si l’amour est la voie des Justes, s’il conduit et active dans son souffle la triade axiologique orthodoxe du Vrai, du Beau et du Bien2, la perversion, détrône et contrefaçon de l’amour, mène lui, donc, au Faux, au Laid et au Mal.
C’est ici que nous défendrons une position différemment articulée entre la perversion, l’amour, le mal et l’Histoire.

La perversion est le mode d’entrée dans l’Histoire (et dans toutes les histoires, jusqu’aux histoires d’amour).

On trouve chez Rousseau une thèse qui semble venir conforter cette idée que la perversion est ce mouvement malin qui arrache et détourne l’homme de sa condition première, naturellement bonne, pour le plonger dans les eaux troubles du bain social, où il se salit et déchoit. Le Discours sur l’inégalité3 s’ouvre sur une expérience de pensée, celle d’un homme selon nature, et naturellement bon, que l’entrée en société viendrait corrompre. S’il ne le dit pas expressément, c’est bien la perversion qu’il vise ici (il y parle des «manœuvres obscures du vice»). Perversion qui conduit d’une première nature, bonne, à une nature seconde, dégradée, dévoyée, ce qu’on appelle encore la culture. Dans son exposé Rousseau nous présente la vie socio-culturelle comme une condition dénaturée, la culture comme un dévoiement des fins naturelles. Où les relations entre les hommes sont essentiellement fondées sur l’amour : « (…) l’amour des citoyens plutôt que celui de la terre», (p.5). L’amour, cité 28 fois dans ce petit texte de 60 pages. Il nomme d’ailleurs le faux-amour, le contre-amour, qui renverse le sens de l’amour pour le prochain, centrifuge, de l’amour altruiste, et qu’il nomme l’amour-propre, centripète, centré sur soi, motivé par l’instinct de conservation et la peur de l’autre. Et ordonné par la raison et le calcul (cf p.11). L’amour-propre est donc une perversion de l’amour, suivant une «inversion maligne», expression qu’on emprunte à Michel Tournier, dans Le Roi des Aulnes (1984). Nous renvoyons à ses analyses remarquables des rapports du Christ à la Croix.
Remarquons encore que la fiction de l’état de nature dépeint un temps logiquement antérieur au monde social historique, cruel et corrompu (perverti). Il décrit un temps d’avant le temps historique, un état précédant l’Histoire. Ainsi Rousseau considère-t-il le passage de la nature à la culture et l’entrée dans le monde historique comme un dévoiement, une corruption, une chute, une perversion mauvaise de l’amour qui rapproche naturellement les hommes.
Nous retrouvons une analyse assez proche dans un texte tardif de Freud, Le malaise dans la culture4. Texte sombre dans lequel Freud constate avec désarroi combien au fil de l’histoire les hommes, en régulant leurs rapports sociaux, en se cultivant, intériorisent la violence des pulsions qui s’exerçaient librement dans l’état de nature. Certes Freud ne soutient pas, comme Rousseau, que l’état de nature était souverainement idéal, ce qui les unit est l’idée que quelque chose s’est perdu, la toute puissance d’une jouissance sans brides. Quand le destin social a pris le pas sur le destin de l’individu. Bien plus, Freud en inverse la conclusion : c’est au nom de l’amour du prochain, c’est parce que l’individu reconnait en l’autre son semblable en condition qu’il réprime ses pulsions hétéro-agressives et accepte de les travailler dans l’économie de conflits internes. Freud voit dans le passage de la nature à la culture, de l’état de nature au monde historique, un progrès. Progrès moral, éthique, qui ne va pas sans le sacrifice de jouissances immédiates.

Complétons ces deux exemples par un troisième qui en radicalise la position.
Où trouve-t-on dans notre culture judéo-chrétienne la mise en jeu la plus fondatrice et déterminante de la perversion et de l’amour ?
La tradition laisse supposer qu’Adam et Eve furent heureux dans le jardin d’Eden jusqu’au jour où ils succombèrent à la tentation et mangèrent le fruit défendu. C’est ce qu’on suppose.
Analysons.
«Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs». Ainsi commence le troisième chapitre de la Genèse. Dieu crée et laisse aller librement l’homme et la femme dans le jardin, il les laisse nommer librement les animaux et les plantes qui la composent, il ne pose qu’un interdit, qui concerne l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Toute la ruse du serpent consiste à affirmer que la transgression de l’interdit ne conduit pas à la mort, et à expliquer pourquoi : le serpent entre dans la psychologie de Dieu :
«Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.»
Le serpent ne nie pas la loi, seulement il en limite la portée, en désamorce le pouvoir signifiant. La parole de Dieu devient alors toute relative, au fond ce ne sont que des mots, dont il juge des causes plutôt que des effets. Le pervers s’intéresse à la psychologie de son interlocuteur, il ne cesse de l’interroger : d’où sa cote auprès des hystériques.
Remarquons encore que le serpent n’est pas véritablement le tentateur ; il se contente de libérer l’énergie du désir, en réalité les forces libidinales, de la gangue d’interdits qui en déterminait le pouvoir contenant. L’objet du désir lui reste extérieur. Ici une pomme.
Le succès du pervers tient à ça : il conduit son interlocuteur au plus près de ses pulsions en déchargeant les mots de leur charge signifiante. Il dit, comme le serpent hypnotique du Livre de la jungle : «Aie confiance».
Disons les choses comme elles sont, avant leur rencontre avec le serpent nos deux tourtereaux étaient un peu niais5, sans doute batifolaient-ils sottement dans le jardin, mais tant qu’ils ne s’étaient pas affranchis du dictat paternel leur amour ne devait pas dépasser la bleuette et la réalité effective de leurs ébats n’aurait certainement pas appelé le carré blanc. Ou alors aurait-elle la couleur d’un documentaire animalier. Postulons ici avec Aristote6 qu’hors de la cité et son commerce les hommes font les anges ou les bêtes, pour reprendre aussi un adage bien connu. Les paroles du serpent leur ouvrent donc soudain les yeux et la première chose qu’ils connaissent est leur nudité7. Ils ont honte, ils se cachent, c’est-à-dire qu’ils cachent leur désir, c’est le début de la ruse et du jeu de la vie sociale (la cité). C’est la sortie de l’état de nature. L’ancêtre du string et du slip kangourou devient le premier de la longue série des objets culturels, une médiation, un médium qui met à distance de l’immédiateté de la pulsion. Un objet qui s’interpose et d’abord s’oppose aux emboitements naturels.
Le rôle du serpent dans la Bible est donc ambigu : bien sûr, on peut le voir comme l’introducteur du Mal dans l’Homme (sic), comme la cause et le responsable de sa chute. Mais il est assurément aussi celui qui le livre à sa condition. En relativisant la portée de l’interdit divin (« (…) vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez») le serpent ouvre des possibles. Grammaticalement, en répondant : «Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal» il se saisit du Verbe sur un nouveau mode, le conditionnel. C’est à dire qu’il ré-interprète l’impératif divin, qu’il en déporte le contenu et par là en désamorce le sens immédiat. Le serpent se saisit du contenu comme l’objet d’une attitude : Dieu dit que X parce que Dieu sait que… Le serpent explique, il se livre à une explication de texte. Logiquement, il s’emploie à un raisonnement hypothético-déductif. «Le jour où…» est une hypothèse, un possible, dont il étudie les conséquences. Conséquences qui lui permettent d’interpréter la menace de Dieu comme une crainte : la crainte qu’éprouve Dieu face à la possibilité que l’homme devienne son égal. Notons au passage que le serpent prête à Dieu une psychologie humaine, il ramène Dieu au niveau des hommes, tout en affirmant que Dieu craint que les hommes ne se rapprochent de la condition divine. En plaçant l’interdit en portée d’un verbe d’attitude, le serpent passe de l’impératif au conditionnel, il place son discours du côté de l’objectivité, dans l’espace logique de l’infinité des mondes possibles. Depuis un point de vue sans point de vue. La mécanique de la tentation est là : avec lui tout devient possible. Il prétend pouvoir donner un avant-goût des possibles qu’il ouvre, faisant volontairement oublier la différence des modes (Conditionnel/indicatif/impératif). Ce que nie le serpent, essentiellement, c’est, non pas la loi (l’interdit divin), il sait même très bien «faire avec», mais le caractère normatif de ce qui est le cas, de «ce qui se fait», et «ce qui ne se fait pas». Niant la norme, dévitalisant le caractère impératif de la loi, le serpent présente sur le même plan tous les possibles, qu’il fait miroiter et ouvre à la tentation. Le serpent séduit alors parce qu’il place ainsi son interlocuteur à la même et confortable et surtout flatteuse place du dieu de Leibniz, contemplant librement l’ensemble des mondes possibles. Faisant essentiellement oublier au passage que ledit interlocuteur, créature finie et pécheresse, ne saura pas nécessairement y choisir le meilleur. Disons même plus : c’est à cette occasion que l’homme (et d’abord Eve, puis Adam) chutent et découvrent dans leur chute leur vraie nature faillible. Le serpent, et donc le pervers, ouvrent à la possibilité du mal, et de fait, entrainent à la réalité du mal. Tout en n’en étant pas à proprement parler cause véritable. Puisqu’en dernier lieu, et de manière décisive, c’est bien leur interlocuteur qui choisit «librement» le mal. D’où le fort sentiment de culpabilité des victimes de pervers. Ce que révèle le serpent c’est, dans toute vraie expérience, le passage inévitable par la faute, qui est, constitutivement, notre immédiat usage de la liberté. La difficulté des institutions, et plus essentiellement des hommes et femmes qui ont pour mission et devoir de venir en aide aux victimes (juges, psys, éducateurs, assistants sociaux, médecins, mais aussi famille, amis…) c’est, après qu’ils ont traversé les douloureuses épreuves de la honte et de la culpabilité, de les aider, encore, à entrer autant qu’ils le peuvent dans la difficile épreuve de la responsabilisation. Nous croyons que toute défection du lien pathologique à l’amour pervers est à ce prix. Responsable, cela veut dire répondre, répondre encore et pour la deuxième fois de ce qui s’est passé, mais répondre autrement. Car le pervers, rappelons-le, laisse toujours son interlocuteur (sa victime), au moment décisif, en position de sujet. De sujet délibérant. Instant cruel et inoubliable pour la victime.
Par delà la perversion pathologique que nous ne songeons nullement à nier, ni à minimiser, nous avons avancé une position que nous allons devoir défendre, et en préciser les modalités : il existe une bonne perversion.
Nous postulons, nous l’avons dit, qu’aucun concept ne recouvre une réalité uniformément mauvaise. Pour le dire de manière plus formelle, l’association de deux concepts, quels qu’ils soient, fait sens et signifie quelque chose : ainsi, a priori, pour Bonne-Perversion.
Nous voici donc engagés, allons jusqu’au bout de notre engagement.
Que faut-il pour préparer tout individu à entrer positivement dans l’espace social et à y accueillir sans souffrance la relation à la perversion ? Et précisément à savoir «faire avec» le pervers, le pervers pathologique ? Nous avons avancé que le pervers nie la norme, nie l’évidence des faits, de « ce qui se fait », et déjoue l’impératif de la loi8, pour la rejouer, pour la remettre en jeu, et donc la remettre en cause en tant que loi. Que le pervers ramène le sujet au moment décisif du choix face aux possibles, à tous les possibles, dont le normal et l’interdit, qu’il soumet «librement» à la tentation. À quelles conditions le sujet peut-il apprendre à bien choisir, c’est-à-dire à choisir ce qui ne lui fera pas «terriblement mal» ?
Il nous semble qu’il lui faille, de manière propédeutique, du jeu. Qu’il lui faille apprendre par le jeu les futurs jeux de l’amour.
En effet, qu’est-ce qu’un jeu, un jeu au sens classique du terme, sinon cet espace où l’on prend plaisir à tester des possibles, à faire des choix, à «tenter», et finalement à mieux se connaître à travers ses propres réactions face aux possibles qu’ouvre tout jeu ? Car dans le jeu plus rien n’est «normal» ou «imposé» (ni normes, ni lois), mais soumis à des règles. On joue dans les règles.
Et comme tout humain est limité dans le calcul des conséquences de ses choix (pensons au jeu d’échec), il commence toujours par rater. Le néophyte perd toujours d’abord face au joueur aguerri. Mais il peut rejouer. Il peut analyser la partie et rejouer, la même ou une autre partie. Jusqu’à devenir l’égal et finalement puisse prendre le meilleur sur son adversaire. L’entraînement au jeu est le bon entraînement face au mauvais entraînement, conduit au fond par la libido. Libido qui entraîne toujours vers la satisfaction la plus immédiate, et que pourra toujours prévoir et anticiper l’adversaire mieux préparé. Et qui donc saura atteindre lui sa propre satisfaction, son objectif, le but qu’il s’était fixé (pensons au foot9).
L’histoire ne dit pas expressément à quel jeu jouait le serpent, ni les objectifs qu’il poursuivait. N’oublions pas que celui-ci était d’abord rangé parmi les animaux de l’Eden, même si celui-ci était «le plus rusé de tous les animaux des champs», qu’il était doué de parole et se tenait sur ses jambes. Avouons que c’était là un animal qui ressemblait fort aux hommes. Le serpent leur était donc soumis, soumis premièrement à la loi des hommes10. Et si la chute les précipitent dans la poussière, elle les y précipitent tous les trois dans une commune condition et des rapports structurés11.
Revenons au jeu. Le jeu prépare à ne pas rater, à ne pas chuter. Pensons, aujourd’hui, aux simulateurs de vols, qui permettent de « tenter » des manœuvres sans danger, sans le risque traumatisant de la chute. Le jeu, et le cadre rassurant qu’il offre, permettent de « goûter » aux différents possibles et à leurs conséquences. Il est le lieu habituel des apprentissages. On le retrouve à toutes les époques de la vie : le jouet de l’enfant, le sport du pré-adolescent, les jeux de l’amour de l’adolescent, le jeu économico-social de l’adulte… tous jeux qui préparent le jeu essentiel où s’engage en acte l’existence.
C’est pourquoi le pervers est généralement doué pour le jeu de la vie social. Et si on ne le retrouve pas en analyse, c’est parce que la psychanalyse est aussi un espace de jeu, de jeu de langage, mais un espace où se joue le jeu essentiel, que le pervers ne veut pas affronter parce qu’il ne peut pas « gagner », parce que le psychanalyste a déjà beaucoup plus joué que lui. Et sait déjouer et ne pas se laisser entraîner dans et par le jeu. Il sait ne plus se laisser tenter par les effets du langage et les jouissances immédiates qu’il offre. Face au rusé renard il a été assez corbeau : c’est tout le problème de la victime, d’écouter trop sans avoir assez joué pour savoir que le pervers dépend justement de lui, qui l’écoute.
Le rapport du jeu à la perversion est un rapport essentiel. Le pervers invite son interlocuteur à entrer « dans son jeu ». c’est son rapport au langage, comme jeu de langage, où tout y apparaît comme également possible, comme d’égale valeur ; d’où le sentiment qu’il dégage, d’indifférence et d’objectivité. Le pervers se fait objet du désir de l’autre. Il s’offre. Du moins n’est-ce là, pour le pervers pathologique, qu’une apparence : en réalité il « cache son jeu ». Il tait son désir, il le dissimule, mais il ne s’efface pas, à proprement parler, comme sujet désirant. Il dribble, esquive, pour mieux atteindre son but (la satisfaction de la pulsion).
Avançons notre thèse : la perversion est déterminée par un certain rapport au langage, à un certain mode, celui du possible12, langage qui peut « tout dire », où l’on associe librement les mots les uns aux autres, sans norme ni interdits. Langage « libre », et donc parole libre, libérée des normes sociales ou des interdits moraux. Soumis seulement aux règles de la grammaire, qui en structure les possibilités de sens. La définition que nous proposons de la perversion la place donc en amont des caractérisations, bonne ou mauvaise, pathologique ou non. Elle vise aussi bien, selon des critères que nous allons proposer immédiatement, la perversion maladive, tout jeu (au sens ordinaire) et enfin ce que nous appelons les jeux essentiels, au sens où ils engagent positivement dans l’existence, les arts et la littérature (jeu de l’acteur, jeux d’écriture…), la psychanalyse et la philosophie.
Avant d’entrer dans les critères différentiels, défendons encore notre thèse : qu’appelle-t-on communément pervertir ? On pervertit quelque chose ou quelqu’un quand on les détourne de leur fin naturelle, prédéterminée. On dit d’une institution qu’elle a été pervertie si par exemple on en a peu à peu fait un usage et pour des fins différents de ceux déterminés à sa création. C’est bien sûr le cas du pervers pathologique, du pédophile, qui « détourne » des enfants, mais c’est aussi le cas de l’artiste plasticien, qui détourne tel objet, par exemple un urinoir, pour en faire « autre chose », pour apprendre à détourner du regard ordinaire (la norme). De même Magritte dit : « Ceci n’est pas une pipe », vous pouvez la voir autrement, en fait tout est possible, voyez ce que vous voulez. C’est Baudelaire qui écrit un poème qu’il appelle La Charogne. Qui montre qu’on peut trouver beau un cadavre en décomposition sous le soleil. C’est encore Flaubert qui affirme que la beauté n’est pas dans la chose regardée mais dans le regard du spectateur. Pervertir c’est ouvrir chez l’autre le champs des interprétations possibles, c’est dérigidifier le rapport du signifiant au signifié. Simplement ouvrir les possibles.
Car, précisons, la perversion n’est pas la subversion, qui elle substitue une « version » à une autre, un sens à l’autre. La subversion veut tel sens déterminé. L’opposant politique qui écrit un texte subversif a clairement l’idée du sens nouveau qu’il veut communiquer, qui contredit l’ancien, c’est-à-dire qui « dit-contre », qui propose un nouvelle ordre en place de l’ancien ; la subversion est position d’un nouveau signifiant, ou d’une nouvelle lecture, que le subversif veut imposer. Le subversif sait d’avance ce qu’il veut imposer, il ne laisse pas l’autre interpréter librement, de bonne ou de mauvaise grâce13.
La perversion est donc, c’est notre position, éthiquement neutre. Elle définit simplement un certain type de rapport structural à l’autre, et plus précisément, elle définit le mode du rapport du sujet à la signification.
Pour le dire trivialement, tout dépend ce qu’on en fait, de la fin poursuivie.
Par le jeu et les jouets (classiques, le «fort-da» par exemple) ; la fin, au delà du passe-temps, est l’apprentissage (les exercices scolaires sont de cette sorte).
Par l’art, la littérature, la psychanalyse et la philosophie, la fin est la libération pour le sujet (libération de l’impératif du surmoi, libération de l’habitude de la norme, de « ce qui se fait » ).
Par l’érotisation (en fait il s’agit de ça), la fin est la satisfaction sexuelle, au détriment ou non du partenaire.
Passons aux critères.
Qu’est-ce qui distingue, formellement, une partie d’échecs d’une partie de jambes en l’air ? Pourquoi le libre-jeu des associations est-il dans certains cas libérateur, dans d’autres aliénant, voire néantisant, sidérant ?
Voici notre réponse, qui est le cœur de notre propos dans cet article.
Ce dont il faut s’assurer, nous semble-t-il, c’est que le cadre posé pour l’espace de jeu ne sera pas débordé. Que l’on ne sortira pas des règles définies « avant ». Que ce qui se joue, que tout ce qui se dit ou se fait restera dans le cadre des règles du jeu et des limites où le jeu se joue. Qu’à aucun moment, l’un des joueurs se prendra pas soudainement « au pied de la lettre » le propos, la proposition de l’autre. Or, nous pensons que c’est exactement ce que fait le pervers pathologique, à un certain moment, sans crier gare. Il outrepasse le cadre de la simple conversation badine, il dévie, il sort du jeu et passe à l’acte. Il passe du sérieux du jeu au sérieux tout court. Comme le montre Musset, On ne badine pas avec l’amour. Dans la pièce Rosette meurt des jeux pervers de nos amoureux badins14. Si la scène de sadisme de Monjouvain est supportable, c’est parce qu’elle est parfaitement «encadrée»15. Rappelons-le encore, c’est la marque du jeu que de se dire sur le mode du possible, du virtuel. Tout n’y est qu’en puissance. Dans un certain cadre bien assuré on peut cracher sur le père. On fait semblant. Sauf que le pervers pathologique, lui, n’en reste pas à la puissance, il passe à l’acte. Il introduit soudainement du réel dans l’espace ouvert par l’imaginaire où jouaient librement des symboles. Il noue le symbolique au réel, lie le signifiant à sa signification. D’où la délicatesse de ce franchissement dans les approches amoureuses. Ce sont les appels, les frôlements, les gestes équivoques, les phrases à double sens, le corps qui semble, qui invite et ne repousse pas. Bref, on craint de passer aux yeux de l’autre pour un sale pervers. Tout jeu, qu’il soit simple amusement ou jeu essentiel, est soumis à ce que Husserl appelle l’époché, (ἐποχή / epokhế), la suspension du jugement. C’est la grâce du jeu. Le pervers, lui, joue et attend au détour. Il ne joue pas pour rien. Simplement il attend son heure. Au fond ce qui intéresse le pervers pathologique, ce qu’il vise et attend, ce n’est pas le jeu lui-même mais le jeu pour ce qu’il peut fournir « d’occasion favorable ». Il cherche à gagner au-delà du gain du jeu. Il n’attend rien du jeu lui-même pour ses vertus propres. Il détourne le jeu, qui lui-même est un détournement de la réalité. Le pervers pathologique pervertit la perversion.
Nous soutiendrons donc ici l’importance décisive du jeu, de tous les jeux, jusqu’aux jeux sociaux-économiques, les marchés où se négocient et s’échangent les biens et les valeurs. Pour apprendre à savoir faire face et contenir les tentatives de dérives pathologiques de la perversion dans l’apprentissage amoureux et les histoires d’amour. Pour prévenir et accompagner l’enfant jusqu’à sa maturité contre les « mauvaises rencontres ». Les rencontres traumatisantes. Les jeux qu’on a appelé essentiels peuvent selon nous apprendre au sujet à savoir suffisamment « faire avec » ses désirs, pour ne pas se laisser entraîner par et dans des jeux qui au fond ne lui sont pas essentiels et ne le regardent que pour le soumettre.

On nous reprochera peut-être lors de nos analyses de contrevenir grossièrement à des positions devenues «standard» concernant notamment les structures dans les approches psychodynamiques. Ne nous méprenons pas : nous ne prétendons pas que les artistes, les psychanalystes ou les philosophes sont des pervers, mêmes «bons». Tout au plus remarquons-nous les effets subversifs de leur travail pour l’ordre social16. Ce que nous nous bornons à souligner c’est le dispositif commun à ces pratiques, qui ouvre un espace sécurisé (sans trauma) pour goûter les effets de sens des langages dans un cadre non performatif. Désamorcé. Ce que nous défendons, c’est qu’il existe un lieu propre où Mlle Vinteuil peut cracher sur son père, et ça c’est de la perversion, de la bonne qui prévient la mauvaise et les traumatismes qu’elle entraîne. Et qu’il faut toute la confiance de l’amour pour y parvenir.

Jean-Marie Vidament

Annexe

Genèse, chapitre 3

1 – Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l’Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?
2 – La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.
3 – Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
4 – Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ;
5 – mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.
6 – La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea.
7 – Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures.
8 – Alors ils entendirent la voix de l’Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l’Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin.
9 – Mais l’Éternel Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 – Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11 – Et l’Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ?
12 – L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.
13 – Et l’Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.
14 – L’Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie.
15 – Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.
16 – Il dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.
17 – Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie,
18 – il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs.
19 – C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.
20 – Adam donna à sa femme le nom d’Eve : car elle a été la mère de tous les vivants.
21 – L’Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.
22 – L’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement.
23 – Et l’Éternel Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris.
24 – C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie.