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Peut-on donner un organe ?

J’aimerais ici soulever un petit problème de sémantique qui me semble cacher un paradoxe en matière d’éthique médicale. Paradoxe dont j’essaierai de sortir, parce que je suis naturellement confiant dans les expressions spontanées de la langue.

Dans «don d’organe», en définitive que donne-t-on ?
Au sens banal du terme, on «donne» des choses, on les cède gratuitement, pour reprendre la définition du dictionnaire.
Mais, lorsque je donne un objet, est-ce vraiment l’objet lui-même, l’objet qui se sépare de moi pour devenir une partie de l’autre, le receveur, que je donne ? L’objet durant le don reste essentiellement extérieur, autant à moi le donneur qu’à l’autre le receveur. Ce qui est donné, en réalité, est quelque chose d’immatériel, c’est le droit de jouir de l’objet en question. Droit que j’abandonne alors, que je perds, au profit de l’autre. Lors d’un don en général est transférée la possibilité de légiférer sur l’objet. L’objet passe d’un domaine à un autre. Ici je dois peut-être distinguer propriété et appartenance. Un bien matériel peut m’appartenir, sans qu’il me soit propre. Or, un organe peut-il m’être propre ? Au sens fort, non, puisque le propre d’un organe réside dans sa fonction et non dans son incarnation matérielle. Ainsi dans certains cas remplace-t-on un coeur par un artifice qui ne lui ressemble ni en forme ni en matière. L’organe qu’on transplante en tant qu’objet matériel n’est donc jamais essentiel ni au donneur ni au receveur. C’est même là la condition de possibilité de la transplantation. L’indifférence relative de l’organisme vis-à-vis de l’objet qui assume les fonctions de l’organe. D’ailleurs, si l’objet-organe ne nous est pas propre, la loi le stipule. Elle nous dit que nous ne sommes pas propriétaire de notre corps, ni de ses parties3. Que nous en avons l’usufruit, c’est-à-dire la jouissance le temps de notre vie. Peut-on alors donner ce qui ne nous appartient pas en propre, et dont on ne jouit même plus au moment de la cession ?
Car, ou bien l’organe (le rein par exemple) est un objet comme un autre, un bien matériel, et alors on peut effectivement le donner, et pourquoi pas le vendre ou l’échanger sur un marché (car il possède alors une valeur d’échange), ou bien il possède une valeur infinie, c’est-à-dire que sur lui se répand ma dignité de personne, une valeur sacrée, et alors la charge risque de devenir sacrément écrasante pour le receveur. De prendre la forme d’une possession, où l’identité se trouvera altérée ou fortement troublée.
Le paradoxe apparaît alors : ou bien l’organe n’est pas, comme le pose la loi, la propriété de la personne, et il est alors cessible, transplantable, mais non donnable (du moins par le «donneur»), ou bien l’organe est déclaré propriété pleine de la personne, et il devient légitimement donnable, et même vendable, mais du même coup parfaitement irrecevable sans poser de lourdes conséquences psychologiques, morales, religieuses et bien sûr éthiques.

Plusieurs voies sont pourtant possibles pour sortir de ce paradoxe.
La première est celle qui assume le malentendu et reveut le paradoxe pour lui-même, au nom de fins plus élevées : le corps social sait que l’organe est sa propriété post-mortem, laisse croire au prélevé qu’il est la sienne, et rappelle au receveur sa banalité. Ceci au nom du progrès et de la santé publique.
Cette position est semble-t-il la position française actuelle, elle entraine les interlocuteurs dans un double-discours, ce qui peut contribuer à expliquer le climat de malaise qui entoure le don d’organe aujourd’hui.
Une seconde consisterait à radicaliser la définition du don : pour la tradition chrétienne dont nous sommes les héritiers, nous ne pouvons en fait que redonner ce que Dieu nous a d’abord donné. Or Dieu, par la personne du Christ, donne son corps aux humains. Sa présence est dite réelle dans l’hostie de la communion. Ceci est mon corps. Or la confraternité rendue par l’Eucharistie légitime le don d’organe (les frères chrétiens partagent le même sang et le même corps). L’Eglise y est favorable, l’encourage et Benoît XVI le qualifie d’acte d’amour. Et le donneur est alors plus précisément un redonneur d’organe.
Toutefois, l’anonymat du don qui est la règle ne va pas sans poser de sérieux problèmes. S’il est compris que le donneur doive s’effacer comme origine, il est aussi compris que sa personne doive se révéler, se reconstituer et se reconnaître comme autre, et, de plus, comme un tel autre pour le receveur. Enfin, le geste du don (dans la tradition chrétienne) peut-il être indifférent à la personne du receveur ; puis-je authentiquement donner sans que mon geste soit intimement et essentiellement motivé, pour reprendre la terminologie lévinassienne, par le Visage de l’Autre ? De tel autre-là ? Que mon don soit pour ce receveur ?
Ouvrons-donc une troisième voie, plus radicale encore. Dans la perspective de la pensée de l’existence(1), tout don destiné à combler un manque déjà identifié chez l’autre et par l’autre (puisqu’il répond à une demande claire, celle de tel organe), en réalité ne fait que satisfaire et reconstituer l’identité immédiate du receveur. Un tel don ne sort pas de la sphère du jeu économico-social, fût-il gratuit(2). Ce don ne serait en fait qu’une offre, sur le marché de l’offre et de la demande, dans un marché certes fortement régulé. Pour faire simple et court, je ne peux pas vraiment donner ce qui me satisfait moi et mon monde. Et pour faire encore plus court, on donne ce qu’on n’a pas(3). Nul don qui ne s’adresse à l’autre en tant qu’autre. Or satisfaire à une demande explicite (peu importe qu’elle le soit gratuitement ou non), c’est toujours le faire dans le cadre des identités déjà mutuellement reconnues et de soi et de l’autre. Bref ce n’est pas donner, mais laisser, céder ou offrir. Pour le dire autrement, il faut différencier l’économie des désirs de l’économie des besoins. Le futur receveur a par exemple besoin d’un rein, or on ne répond pas à un besoin comme on répond à un désir.
Cela étant, le «donneur», sauf dans l’hypothèse d’une pensée archaïque d’espoir de survivance partielle, post-mortem, engage quelque chose de lui-même dans cette affaire, quelque chose qui va bien au-delà du «don» matériel de l’organe. Il y abandonne une certaine représentation de lui-même, de sa dépouille et de sa mort, bref il aban-donne, i.e. donne au ban, livre au corps social en même temps que son corps propre, son corps imaginaire. Force est de constater qu’en éclatant cette image de son moi futur il engage son identité immédiate et le sens de sa vie. En disant, Je sais que je ne serai plus cette dépouille-là, je me prépare déjà à n’être plus tout à fait ce corps-ci. Et pas seulement ce corps-ci : le fait de la finitude ouvre le donneur à son altération, et donc à l’altérité. Assurément je sera un autre.
Et il y a donc bien don.
CQFD.
Don de soi, don de sa personne, à l’imprévisible receveur qui se présentera (et qui aura lui-même à reconstituer ce don et à en comprendre toute la portée). Car le receveur aussi, en s’engageant dans une démarche de greffe, travaille, se prépare à cette similaire altération de l’identité immédiate, de son corps imaginaire, et donc, à sa manière aussi, donne déjà beaucoup de lui-même. S’aban-donne à l’autre (d’abord symboliquement par la transplantation elle-même, puis réellement, en réalisant le geste du donneur).

Voici donc, à mon sens, une manière de sortir du paradoxe que nous avons présenté, qui aurait le mérite, semble-t-il, de dissiper quelque peu le malaise de la position française actuelle, celui du corps médical comme celui des associations de transplantés, le corps des donneurs et des non-donneurs. Malaise que traduit tout autant le militantisme que les peurs ou les troubles de l’identité.
Question d’éthique.

JMV

(1) Cf Autrement qu’être, Lévinas, p.161. C.f aussi De l’existence à l’existant, p. 55-70, surtout p. 154-155.

(2) Cf J Derrida, Spectres de Marx, p. 54 : «Ce que l’un n’a pas, ce que l’un n’a donc pas à abandonner, mais ce que l’un donne à l’autre, par-dessus le marché, par -dessus marchandage, remerciement, commerce et marchandise, c’est de laisser à l’autre cet accord avec soi qui lui est propre et lui donne présence.»

(3) Cf J Lacan, Le séminaire, livre VIII : Le transfert, p. 415. Cf aussi M. Blanchot, L’écriture du désastre, p. 83-84.